"J'ai compté 18 bonhommes qui occupent notre rue chaque jour" : deux résidents du quartier Gare à Luxembourg racontent leur quotidien face aux dealers et aux squatteurs de hall d'immeuble. "Il n'y a pas de sentiment d'insécurité, il y a une insécurité, point barre!" clament-ils, exaspérés.

Emeline et Jérôme (prénoms modifiés) nous ont contacté pour "parler de la réalité du quartier Gare". Un appel à l'aide, alors qu'ils sont témoins chaque jour du "manège des dealers. On est aux premières loges !" clame Jérôme. "J'ai compté 18 bonhommes qui occupent notre rue chaque jour. C'est vraiment bien fait, ils quadrillent le secteur. Il y a des mecs à chaque coin de rue, et dès qu'il y a la police, hop, un mec crie, et les autres s'évaporent. Et ils reviennent tous après."

Ce couple habite depuis 2018 dans un immeuble de la rue de Hollerich, et depuis 15 ans au Luxembourg. Auparavant, ils résidaient en France, dans des quartiers populaires. Donc la drogue et l'insécurité, "on connaît. Mais dans le quartier Gare, ça s'est dégradé ces dernières années" assure Emeline.

Jérôme, qui est en congé parental, s'en ronge les ongles : "Je suis super inquiet. Je ne vais pas vous mentir, j'en parle même avec un psychologue, parce que ça me pèse beaucoup. Dès que je sors promener notre fille en poussette, je garde ça en tête. Je suis inquiet, et frustré, car on se sent abandonné. On peut même vous donner les horaires d’ouverture de leur boutique de drogue, si vous voulez (rires)."

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Dans la rue de Hollerich, la grande précarité côtoie le manège des consommateurs et des dealers. / © © Whatsapp / Quartier gare - sécurité @ propreté

"Dans le jargon du deal, on appelle ça un terrain. Et un gros terrain, ça peut rapporter plus de 50.000 euros par jour aux dealers"

Emeline détaille : "les horaires commencent vers 9h du matin, et on va dire jusqu'à 22h le soir, le samedi et dimanche compris. Et on le voit, ils ont tout un système. Certains sont postés à des arrêts de bus toute la journée. Les gens qui prennent le bus, bah ils font avec".

Et les clients? "J'en ai vu récemment, poursuit Emeline. Là, c'était une dame, qui a parlé avec un dealer, qui est allé au croisement à côté voir son pote, qui a téléphoné ensuite au livreur... Ils ont leur secteur, leurs petites habitudes."

Jérome intervient : "Dans le jargon du deal, on appelle ça un terrain. Ça peut générer beaucoup d'argent. Sur Paris, un petit terrain peut rapporter 10.000 euros par jour. Et un gros, ça peut aller bien au-delà de 50.000 euros par jourChez nous, au quartier Gare, je ne sais pas. Mais on voit tout type de client, car ils vendent de tout. On voit du shit, de la cocaïne, du crack... J'ai vu des mecs lambda comme moi, j'ai vu des junkies, et puis des mecs friqués, belle voiture, probablement pour la cocaïne..."

Quant aux transactions, "elles se font de différentes façons. Certains le font à pied, d'autres cachent la drogue sous de grosses pierres. Beaucoup de livreurs passent aussi en voiture, c'est limite un "drive" de la drogue. Comme il y a des places de parking réservées normalement pour les livraisons, les dealers s'arrêtent là le temps de faire leurs affaires."

"On l'a retrouvé dans nos escaliers, accompagné d'une fille, en train de dormir"

Hélas, les ravages de la drogue ne s'arrêtent pas à la porte de leur immeuble, raconte Emeline. "L’autre soir, Jérôme s'est levé trois fois pour aller vérifier qu'il n'y avait pas quelqu'un qui s'était introduit dans l'immeuble. En deux jours, nous avons eu deux effractions. La première, c'était quelqu'un qui s'est permis de faire ses besoins devant l'entrée commune du garage, et malheureusement j'ai roulé dedans avec la voiture donc ça en a mis partout..."

Ensuite, "le soir même, un SDF s'était introduit dans l'immeuble, et la voisine qui habite en face de chez nous était sortie dans le couloir, à 2h du  matin, parce qu'elle avait été réveillée par l'odeur de la cigarette, elle pensait qu'il y avait le feu dans l'immeuble. Bref, elle est tombée sur ce mec, qui s'est excusé, en disant 'désolé, n'appelez pas la police, je m'en vais tout de suite'. Il est parti."

Mais la nuit d'après, "on l'a retrouvé dans nos escaliers, cette fois ci accompagné d'une fille, en train de dormir. Je passe les détails en matière d'odeurs, de détritus... Il y avait des mouchoirs partout, des affaires personnelles, des mégots à tous les étages, même dans les ascenseurs" Emeline nous a fait parvenir une photo qu'elle a prise cette nuit-là.

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Ces deux personnes ont dormi à même les escaliers, dans l'immeuble d'Emeline et Jérôme. / © DR

"C'est Zombiland. Dix-huit bonhommes, avec plein de junkies qui se droguent à la vue de tout le monde"

Que fait la police? Jérôme soupire : "On a appelé la police pour parler du squatteur, une autre voisine aussi d'ailleurs, on a laissé nos coordonnées et tout, et ils ne sont pas venus. Ils ne nous rappellent même pas. En revanche, une fois, un club de danse près de chez nous avait fait un peu de bruit lors d'un cours à 20h en extérieur, mais rien de méchant. Là, la police a débarqué. "

"J'ai été témoin d'un autre truc qui m'a fait réalisé qu'il n'y a plus d'espoir. On se baladait en famille, et trois drogués étaient là, avec leur pipe à crack. La police passe, arrive à 2 mètres d'eux, ils s'arrêtent, ils regardent. Les drogués ont gueulé un truc du genre "ouais, on a un travail nous aussi", et la police est partie direct. Là, j'étais choqué."

Les policiers ont peut-être d'autres priorités que d'interpeller les consommateurs? "Peut-être. Mais les conséquences, c'est qu'à la base, la consommation était très localisée autour du centre de shoot. Et maintenant, ça s'est déplacé jusqu'à chez nous, dans les autres rues, et dans nos immeubles. Le problème, il va se propager" craint Jérôme.

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Sur un groupe Whatsapp, des riverains excédés publie des photos des problèmes auxquels ils sont confrontés dans le quartier Gare. / © Whatsapp / Quartier gare - sécurité @ propreté

"Moi, je sais que tel type fait le lien entre les junkies et les dealers. Si moi, simple citoyen j'arrive à savoir ça, pourquoi la police luxembourgeoise n'y arrive pas? Je leur prête mon appartement avec plaisir, on voit tout depuis notre fenêtre. Quand je descends à 13h, c'est 'Zombiland'. Dix-huit bonhommes, avec plein de junkies qui se droguent à la vue de tout le monde. Les commerçants disent pareil, ils sont aussi aux premières loges. Il faut arrêter de parler de sentiment d'insécurité. Il y a une insécurité, bien réelle, point barre! Et elle s'aggrave."

Créer une milice citoyenne qui patrouille dans le quartier? "Mauvaise idée"

En début d'année, le groupe WhatsApp "Quartier Gare, sécurité et propreté" avait émis l'idée radicale de faire appel à une "milice de citoyens" autour de la gare. "Pas envisageable", avait répondu la bourgmestre Lydie Polfer. Jérôme est du même avis. "Je n'y crois pas non plus. On va devoir patrouiller nous-même dans la rue? Faut être sérieux. Non, il faut un travail en profondeur, de prévention. Et revoir les règles. Il faut arrêter les dealers dès qu'ils participent au réseau, que ça soit un guetteur, ou celui qui va voir le client. Et pas seulement attraper celui qui livre la drogue, car c'est très difficile de les attraper en flagrant délit."

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Joey et Michele, de l'asbl Inter-actions, tentent de maintenir un dialogue avec les victimes de la drogue, les riverains, les commerçants. / © RTL

Lors de notre reportage  dans la rue de Hollerich, on croise Joey et Michele, qui patrouillent dans le secteur Gare. Ces médiateurs portent le gilet vert de Inter-actions, une asbl qui s’est fixée pour objectif "d’améliorer les conditions de vie des personnes socialement défavorisées". On discute avec eux de la problématique de la drogue dans le quartier : "S'il y a des consommateurs de drogues qui dérangent dans l'entrée d'un immeuble, on leur demande gentiment de sortir. On le fait toujours avec diplomatie, et généralement ça marche. Après, si c'est un lieu privé, on n'a pas le droit de rentrer à l'intérieur. On fait aussi acte de présence devant les écoles, en prévention" explique Joey.

"Ca me plaît à fond, ce job, ajoute Michele. J'ai toujours aimé aider les autres. Par exemple, si un SDF cherche de l'aide, veut s'en sortir, on peut l'orienter vers des services sociaux... Ça peut arriver qu'ils soient de mauvaise humeur, alors on s'en prend plein la tronche. Mais en parlant, après, ça redescend. L'important, c'est de rester calme, d'être dans la communication."

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