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Sourde aux pressions de l'Otan, l'Espagne rechigne à porter ses dépenses de sécurité à 5% de son PIB, comme l'exige l'administration américaine. Au risque d'agacer ses partenaires de l'Alliance, qui se réuniront pour un sommet crucial les 24 et 25 juin à La Haye.
Si les 31 autres États membres s'accordent sur un nouveau pourcentage pour les dépenses de défense lors du sommet de La Haye à la fin du mois, le Luxembourg soutiendra cette décision en tant que membre solidaire, a annoncé le Premier ministre Luc Frieden vendredi après-midi lors du point de presse qui a suivi le Conseil de gouvernement.
Il est question de 5% du PIB, ce qui représente une somme énorme pour le Luxembourg, comme l'avait souligné Yuriko Backes au micro de RTL.
Selon la ministre de la Défense, il est important de savoir dans combien de temps cet argent devra être mis de côté afin d'être investi: "s'agit-il de 5, 10 ans, voire plus, pour pouvoir rassembler un pourcentage défini ? Cette mesure est-elle vraiment nécessaire ? Qui sait à quoi ressemblera la situation dans le monde dans 10, 15, 20 ans ? Personne ne le sait aujourd'hui".
Plus radicale, la réaction espagnole est récemment tombée face à l'augmentation du budget de la défense du pays: "Consacrer 2% de sa richesse nationale au secteur de la défense, passe encore, mais 5%, c'est non". Voilà le message qu'a fait passer le gouvernement de gauche espagnol à ses alliés lors d'une réunion des ministres de la Défense de l'Otan début juin à Bruxelles.
"De nombreux pays veulent atteindre le seuil de 5%, nous respectons cela", mais l'Espagne "remplira les objectifs qui lui sont fixés", à savoir "2%", a assuré la ministre espagnole Margarita Robles, en référence à l'objectif initial de l'Otan.
Une déclaration en forme de défi, alors que le président américain Donald Trump exige que tous les pays de l'Alliance augmentent massivement leur contribution à leur défense commune sous peine de ne plus garantir leur sécurité.
Le flou persiste pourtant sur la définition de ces 5%: le secrétaire général de l'Otan Mark Rutte a évoqué un niveau de dépenses militaires stricto sensu à 3,5% du PIB d'ici 2032, et 1,5% de dépenses liées à la sécurité au sens large, comme la protection aux frontières ou la cybersécurité.
Mais pour Mme Robles, restée évasive sur ces précisions, le débat doit d'abord porter sur les "capacités" militaires plus que sur la question du "pourcentage".
"L'Espagne ne va pas opposer de veto", a-t-elle cependant affirmé, se disant désireuse de "trouver un accord".
"Fragmentation politique"
Ces dernières semaines, plusieurs pays ont donné leur feu vert aux 5%, comme l'Allemagne et la Pologne, déjà proche de cette cible. Lors du sommet de La Haye, qui doit consacrer le renforcement de l'Otan face à la menace russe, l'Espagne pourrait donc se retrouver isolée.
Pourquoi un tel risque? Pour Felix Arteaga, spécialiste des questions de défense à l'institut Real Elcano de Madrid, la position du gouvernement espagnol s'explique "fondamentalement par des raisons de politique intérieure".
Le Premier ministre socialiste Pedro Sánchez doit en effet composer, au sein du gouvernement, avec le parti d'extrême gauche Sumar, hostile à la hausse des dépenses militaires. Et sa coalition, ébranlée par des scandales de corruption au sein du parti socialiste, pourrait exploser s'il s'alignait sur les exigences de l'Otan.
Soucieux de trouver un point d'équilibre, M. Sanchez a annoncé fin mars 10,47 milliards d'euros d'investissements dans la défense, pour atteindre dès cette année l'objectif des 2%. Mais ce plan n'a pas été soumis au vote des députés et a fait naître de vives critiques chez ses soutiens.
En Espagne, "la fragmentation politique rend difficile d'atteindre des accords similaires à ceux d'autres pays", rappelle Santiago Calvo, professeur d'Économie à l'Université des Hespérides, évoquant de fortes divergences sur "l'allocation des ressources" de l'Etat, au moment où le pays traverse une grave crise du logement.
"Effort de pédagogie"
Pour ce chercheur, l'un des problèmes de l'Espagne tient "à la situation délicate de ses comptes publics": la dette du pays, soumis à une cure d’austérité impopulaire après la crise de 2008, s'élève en effet à 103,5% du PIB, soit l'un des niveaux les plus élevés de l'UE.
Ce taux a néanmoins fortement reflué ces dernières années et "il y a suffisamment de marges" budgétaires, d'autant que "l'économie espagnole va mieux que la moyenne européenne", rappelle Felix Arteaga, qui évoque plutôt des freins "culturels".
Depuis son invasion par la Russie voilà trois ans, l'Espagne clame son soutien à l'Ukraine. Mais dans les faits, son aide militaire est resté limitée et son approche n'a que peu changé, la menace russe étant perçue comme lointaine depuis la péninsule ibérique.
"Cette distance réduit notre sentiment d'urgence", juge M. Arteaga: "Cela implique un effort de pédagogie, pour expliquer en quoi être solidaire avec les pays de l'Est et du Nord est important".
L'Espagne, qui avait fin 2024 le plus faible taux de dépenses militaires de l'Otan, peut-elle se permettre un manque de solidarité dans un moment aussi délicat?
A La Haye, "tout se jouera dans les détails" susceptibles de faire pencher la balance, prévient le chercheur.
Si les 5% incluent effectivement "les dépenses de sécurité" au sens large, comme proposé par Mark Rutte, et si le délai pour l'atteindre "est large", il sera plus facile de trouver un "point d'équilibre", prédit M. Arteaga.