
Partout, on dévore hamburgers, poke bowls, pizzas. On préfère la nourriture molle, tendre, crémeuse, fondante, facile à ingurgiter, plutôt que celle qui sollicite nos maxillaires. Le steak haché plutôt que le steak tout court. Le smoothie plutôt que le fruit à croquer. Le pain de mie plutôt que le pain de campagne.
Pourquoi ? Parce que c’est bon ! Ces aliments mous sont réconfortants, doux (et souvent sucrés). Demandez à un enfant s’il préfère un pain au lait fourré, ou bien un morceau de baguette avec des carrés de chocolat dedans...
Mais ce n’est pas rendre service aux enfants que de leur servir continuellement ces aliments, constate une orthophoniste.
“J’appelle ça la génération Mc Do, car tout ce qu’ils mangent est mou” résume Rachel Latessa, orthophoniste à Dudelange. Cette spécialiste des troubles du langage et de la déglutition s’inquiète des pratiques alimentaires des nouvelles générations: “En consultation, ma question de départ, c’est souvent de demander ce que mangent les enfants. Par exemple, récemment, un enfant m’a répondu qu’il venait de manger une pomme. Ah, très bien ! Je lui ai demandé s’il avait croqué dedans, il m’a répondu que ‘non, papa me coupe des petits bouts’”, alors que cet enfant était tout à fait en âge de croquer dans sa pomme “comme un grand”.

On pourrait trouver ce reproche exagéré, mais il s’inscrit dans une tendance à fournir aux enfants des aliments faciles à manger, “pré-machés” en quelque sorte : “On facilite la mastication des enfants. Tout ce qui est à croquer et à mâcher longuement, les enfants ne veulent plus y toucher.”
Bien sûr, il est normal que dans son plus jeune âge, l’enfant débute l’apprentissage de la nourriture avec des purées et autres aliments mous, rappelle-t-elle. Mais certains parents maintiennent trop longtemps leurs enfants à ce stade alimentaire qui ne devrait pourtant n’être que transitoire : “Je pense notamment aux petits pots. On vend ces plats préparés en disant aux parents qu’il y a tout dedans, que c’est équilibré, que l’enfant ne pourra pas s’étouffer avec, donc ça rassure sauf que généralement c’est de la bouillie, c’est mou, en plus de ne pas être très bon.”
Car en évitant aux enfants tout ce qui nécessite une longue mastication, tout ce qui est dur, caoutchouteux, épais, filandreux, "le développement de la mâchoire est impacté, car c’est la mastication qui développe la mâchoire” s’inquiète l’orthophoniste.
Ce que confirme effectivement le Dr Jean Michel Schoos, spécialiste en orthodontie à Echternach : “Il semble y avoir un lien direct entre le régime alimentaire, le développement de la mâchoire et l’apparition de désalignements” nous répond-il.
Il constate qu’à notre ère de la restauration rapide, les plats transformés et industriels se généralisent. Ce processus “entraîne une détérioration de la consistance des aliments. Dans le même temps, les anomalies squelettiques et dentaires du crâne facial se multiplient, ce qui nécessite souvent un traitement orthodontique complexe et stressant pour le patient” note-t-il.

Cela fait pourtant plusieurs décennies que des chercheurs tirent la sonnette d’alarme: “Des recherches intensives sur ce sujet ont déjà eu lieu au XXe siècle et des scientifiques tels que Waugh, en 1937, ont pu identifier une différence de développement significative en lien avec l’alimentation, même au sein d’une même génération. Des études anthropologiques montrent qu’un stress accru sur le système masticatoire après la naissance entraîne une modification de la base de la mâchoire, créant ainsi plus d’espace pour les dents.”

Autrement dit, manger davantage d’aliments solides entraînerait “une réduction des anomalies squelettiques et dentaires”. “Ces changements morphologiques affectent l’ensemble du système masticatoire. À l’usure naturelle des dents s’ajoutent des modifications du squelette facial et une hypertrophie musculaire.” Il cite plusieurs études réalisées au 21e siècle, qui aboutissent toutes à la même conclusion: “les aliments solides ont un impact positif sur le développement de la mâchoire par rapport aux aliments mous.” Par exemple, une étude en 2006 s’est penchée sur l’influence des aliments solides et mous sur le développement de la mâchoire chez les enfants. “Les résultats ont montré que les enfants qui mangeaient principalement des aliments mous avaient un développement de la mâchoire plus faible que ceux qui mangeaient des aliments solides.”
Cependant, “il est important de noter que le développement de la mâchoire dépend de nombreux facteurs et pas exclusivement du type d’aliment que l’on mâche. La génétique, les facteurs environnementaux et les différences individuelles jouent également un rôle” nuance le Dr Schoos.
Mais alors, que donner à manger aux enfants, qui sont en première ligne face à ce risque alimentaire ? Et en quoi une alimentation trop molle peut aussi impacter la santé des adultes ? Nous avons posé la question à un nutritionniste.
“Si on avale une bouillie nutritionnelle, oui on va survivre. Mais chez un enfant, c’est très important de passer par les différentes phases de développement, et donc par la phase découverte des morceaux. Il faut qu’ils s’habituent à mastiquer en ayant des morceaux petits et faciles à ingérer” explique Pascal Nottinger, nutritionniste diététicien à Luxembourg.
Il faut faire les choses progressivement : d’abord purée, puis petits morceaux, puis gros morceaux. Tout dépend de l’âge : “Si vous donnez un morceau de poulet à un enfant de 1 an, il ne va pas prendre un couteau et une fourchette pour le découper, il faut lui mixer ou le couper en tout petit morceau.” De même, “si on lui donne un fruit entier, il ne va pas le manger, il va le découvrir, il va apprendre à le dompter et le mastiquer. Il faut quand même faciliter le travail à un certain âge et les gros morceaux doivent venir progressivement. “

Et si on ordonne souvent aux enfants “de ne pas jouer à table”, il est parfois conseillé de le faire dans l’assiette : “On peut également faire ça sous forme de petits jeux, attraper les morceaux à la fourchette... Il existe par exemple des pâtes alphabets : attrape la première lettre de ton prénom. Donc voilà, le repas est là pour se nourrir mais ça peut aussi être un moment de détente et d’amusement où on se retrouve. C’est un moment où l’on doit être assis, détendus, dans le calme, sans télé, sans écrans... On est en train de manger, on se parle, on communique et on s’occupe de ce qu’il y a dans notre assiette.”
Alors que tout va de plus en plus vite dans nos sociétés, il serait urgent de prendre le temps de manger, poursuit le nutritionniste: “La mastication permet un équilibre entre le système digestif et ce qu’on mange.” Bien broyer les aliments avec ses dents permet à la langue puis au cerveau de mieux analyser la composition nutritionnelle des aliments. Cette phase d’identification est indispensable “car le cerveau va aussi orienter nos goûts en fonction de nos besoins.”
Mastiquer lentement favorise d’ailleurs l’éclosion des saveurs des aliments. Et oui : la jouissance gustative est une question de patience ! Tout le contraire de ce que nous promettent, justement, les aliments mous et industriels, qui “trichent” en ajoutant beaucoup de sel, de sucre et d’arômes artificiels.
Manger lentement va aussi permettre au cerveau de mieux nous informer quand il est temps d’arrêter de manger. “La mastication est analysée comme la première phase du repas, et permet au cerveau d’envoyer un message de satiété au bout d’un temps incompressible de 20 minutes. Manger lentement permet donc au cerveau d’analyser ce que vous êtes en train de manger, de mieux digérer et de réduire les volumes consommés” explique Pascal Nottinger.
Car c’est une autre règle d’or, manger lentement est bon pour votre ligne ! Une étude menée auprès de 60.000 personnes a montré que les mangeurs lents étaient nettement plus maigres que les mangeurs rapides.
Enfin, il est bon de rappeler que de nombreux dentistes recommandent d’éviter les aliments mous et sucrés car ils “collent” davantage à notre dentition, donc favorisent la formation de caries et de tartre.
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