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Employé depuis vingt ans dans des boulangeries au Luxembourg, Olivier garde un goût amer de certaines pratiques, comme des produits surgelés déguisés en "fait maison", des conditions de travail abusives... Il témoigne.
"Dans le temps, lorsqu'on faisait une baguette, c'était la levure, le sel, l'eau, la farine, et c'est tout ! On nourrissait et entretenait son levain. Maintenant, certains mettent des améliorants partout, pour que la baguette soit plus jolie, ou en fonction du temps, s'il fait trop humide, trop froid, trop chaud... Sauf que, je suis désolé, mais vous achetez ce genre de baguette le matin à 8h, et à 17h c'est déjà du carton, dur comme du béton", s'indigne Olivier (le prénom a été modifié).
Formé à la "boulange" dans sa Lorraine natale, près de Metz, cet artisan est tombé dans le pétrin à 15 ans, lors de sa première année d'apprenti, "non payée". Il y a appris un métier, l'amour du pain de "tradition" et de la pâtisserie faite maison.
En 2003, il rejoint sa femme luxembourgeoise en s'installant au Grand-Duché. Un pays qui a aussi une longue histoire avec la boulangerie. Sauf qu'Olivier dit ne pas aimer ce que ce noble artisanat y devient, "comme en France d'ailleurs".
Sa hantise ? "L'industriel, les grandes enseignes de la boulangerie. Des petites boulangeries tombent au Luxembourg à cause de ces usines. J'ai visité certaines de ces enseignes en tant que demandeur d'emploi (NDLR: ce qu'il est actuellement). Je n'adhère pas à ce milieu-là."
Et il reprend l'exemple des baguettes : "Aujourd'hui, on voit de plus en plus de boulangeries utiliser des fours à chariots rotatifs. En gros, tu mets les baguettes sur le chariot, ça tourne pendant dix minutes dans le four, ça sonne, tu sors. C'est pour gagner du temps avec les produits industriels. Moi, j'ai appris sur un four à sole, ces fours avec un long tapis de plusieurs mètres sur lequel on mets les baguettes" et qui permettraient, selon lui, une cuisson plus respectueuse du produit.
Quiches, pastéis de nata, pâtes feuilletées, sortis du congélateur
Il raconte notamment une expérience auprès d'un boulanger du pays qui "écrivait 'fait maison' alors que c'était congelé, réchauffé au four, que ça soit pour les quiches lorraines, les pastéis de nata, les pâtes feuilletées... Il y avait aussi les bases, les génoises, qui étaient les mêmes pour tous les gâteaux. Maintenant, ils ne s'embêtent plus. C'est choquant alors qu'ils ont tout sous la main pour le faire eux-mêmes. La vraie crème pâtissière par exemple, vous cassez vos œufs, vous chauffez votre lait, vous préparez votre sucre. Aujourd'hui, ils ouvrent un sachet, mettent 5 kilos dans le batteur, rajoutent 2 litres d'eau, laissent tourner pendant 2 minutes, la crème est finie."

Le pain, un aliment de base de moins en moins artisanal ?
Mais certaines boulangeries n'ont peut-être pas les moyens humains pour faire toutes ces préparations elles-mêmes? "Certaines, oui, mais d'autres, c'est par choix. Et il faut que certains patrons se posent les bonnes questions aussi. Je viens de faire une année complète dans une boulangerie, de 4h du matin jusqu'à 12h-13h du lundi au vendredi, avec des extras les samedis, etc. J'ai tenu comme ça un an, sans le moindre arrêt maladie. Jusqu'à ce que je me fasse une tendinite au bras." Il dit avoir "dû m'arrêter quatre jours, donc j'ai expliqué à mon employeur, 'désolé je dois aller voir le médecin, mon tendon ne va pas bien'. Quand vous faites plus de 2.000 croissants par jour, ça fait 30 pâtons de 4 kg, à la fin de la semaine, vous êtes rincés. Mais mon employeur n'a pas accepté, je me suis fait licencier comme un chien".
On doute que cela soit le seul motif de licenciement, vu la difficulté qu'ont les boulangeries à trouver des employés qualifiés... Il répond qu' "ils trouveront toujours quelqu'un pour faire le boulot, ou alors ce sera un autre employé qui en fera deux fois plus. Il y a beaucoup de choses que je ne comprends toujours pas au Luxembourg, comme le fait que les employeurs peuvent licencier des gens en claquant des doigts et en réembauchant aussitôt derrière."
3.000 euros pour travailler six jours sur sept
Pourquoi ne pas avoir travaillé pour une boulangerie artisanale, alors ? Il l'a fait, dans un établissement de la capitale, nous répond-t-il. "J'ai fait un essai suite à une annonce. Le jour J, j'arrive à 3h30 du matin, le patron n'est pas là, je dis bonjour à tout le monde et je commence avec les autres ouvriers. Je débute comme ça, sans contrat de travail, une journée à l'essai, comme ca se fait souvent donc ça ne me choque pas. Tout se passe bien, je fais 3h30 de quiches à foncer (NDLR : mettre la pâte dans un moule), 500 pièces. Tout est frais, fait maison, nickel."
Puis il poursuit avec les croissants, vers 8h du matin. "Là, c'était carrément 60 pâtons, donc 60 morceaux de pâte de 1,5 kg auquel on ajoute dedans 500 grammes de beurre. Et il faut le taper le beurre, avec un rouleau en bois, car il sort dur du frigo. Ensuite vous passez la pâte dans une machine pour l'allonger, vous refaites des tours en empilant la pâte, etc."

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Il termine vers 13h, "donc j'avais déjà dépassé mes 8h, soit dit en passant. Le patron arrive dans le labo, clope au bec, je raconte que ça s'est bien passé. Ok super, on continue la discussion dehors, le patron me propose 3.000 euros par mois, mais sur six jours par semaine, du mardi au dimanche inclus, et seulement le lundi de congé. Comment, six jours ? Je m'y oppose. Il s'énerve et dit qu'on l'emmerde avec les lois, les salaires. J'ai dit non, vous me volez 4 jours de repos par mois, pour me donner 50 euros de plus que le salaire minimum qualifié? J'ai refusé."
"Je trouve qu'il y a trop d'abus en ce moment au Luxembourg"
Et d'ajouter : "Donc oui, il y a énormément d'offres d'emploi dans l'artisanat, boulanger, charcutier, etc. Mais quand on paie au lance-pierre les gens pour faire du travail à la chaîne, très physique, à un moment, ça coince. On n'est pas des employés de bureau avec deux heures de pause dans la journée, pour nous c'est du non-stop, avec une petite pause clope et c'est tout. Le soir, à 8h, on est déjà au lit pour pouvoir se lever à 2-3h. On n'est pas des animaux, on est là pour faire vivre leur boulangerie, c'est grâce aux ouvriers que leur boulangerie tourne et que certains patrons peuvent vivre très confortablement."

D'ailleurs, poursuit-il, "si ces patrons étaient réglos à 100%, la plupart ne tiendraient jamais. Ils ne déclarent pas tout aussi dans la boulangerie. Comme partout. Certaines pizzerias, lorsqu'elles font 400 pizzas, elles n'en déclarent que 200, c'est pareil en boulangerie. On voit par exemple des livreurs qui viennent faire des 'extras' dans la boulangerie. Sans ça, certaines auraient déjà mis la clé sous la porte" affirme-t-il.
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Retourner en France ? Il n'y pense pas. Du moins, pour l'instant. "En France, les salaires sont à 1.500 euros, et j'habite au Luxembourg, je perdrais tous les avantages de vivre ici".
Mais, conclut-il, "Si j'avais un rêve, ce serait d'ouvrir une boutique, être mon propre patron, pouvoir travailler à ma façon. Mais ailleurs, dans un autre environnement. Je trouve qu'il y a un peu trop d'abus en ce moment au Luxembourg. On nous donne un salaire seulement pour pouvoir dormir et manger."
À lire demain, le témoignage du représentant des patrons boulangers-pâtissiers au Luxembourg.