Comment une ASBL a-t-elle pu encaisser pendant des années des millions d'euros de subventions de la part du ministère de l'Education, sans que soit remarqué le conflit d'intérêt de Nicolas Didier?

En tant que président du Luxembourg Science Center, Nicolas Didier a passé des commandes à sa propre société privée.

Petit rappel: l'ASBL Luxembourg Science Center (LSC) a reçu depuis 2017 directement ou indirectement environ 22,8 millions d'euros de subventions du ministère de l'Education. Le fondateur et président de l'ASBL est Nicolas Didier. Lui appartient également via un fonds américain, la société privée GGM11, dont il est le gérant. En sa qualité de président du LSC, il a chargé sa société privée de construire des stations pour l'exposition au Science Center. Elle assure également la maintenance de ces stations et elle gère la comptabilité, les ressources humaines et l'informatique pour l'ASBL Science Center. GGM11, et cela Nicolas Didier le confirme, n'a en fait aucun autre client que le Science Center, qui est principalement financé par des subventions du ministère de l'Education. Depuis, le ministère de l'Education s'est clairement prononcé en faveur d'une structure unique pour le LSC, dans les instances de gouvernance de laquelle l'Etat serait fortement représenté.

DIFFICILE DÈS LE DEPART

Dès le départ avec l'ASBL Science Center, les choses auraient été telles, explique Lex Folscheid, Premier Conseiller de gouvernement au ministère de l'Education, qu'il y "avait des difficultés à se conformer à la comptabilité de l'État, en ce qui concerne une facturation détaillée. Et aussi, en ce qui concerne les procédures normales, que les dépenses doivent d'abord être enregistrées, qu'elles doivent être saisies avant de pouvoir être exécutées."

Il y a des années, le ministère a effectué des tests ponctuels pour contrôler 10 % des stations achetées par le Science Center, et elles étaient en ordre jusque-là. Les factures de la société GGM11 coïncidaient avec ce qui avait été livré. Et c'était aussi en ordre avec le matériel livré dans des maisons relais, par exemple. Conclusion: "Les difficultés de départ que nous avons eues au début avec le Luxembourg Science Center, nous les avons plutôt traitées du point de vue de la négligence, du point de vue de la méconnaissances des procédures de l'Etat", selon Lex Folscheid.

NOUVELLES INFORMATIONS D'UN LANCEUR D'ALERTE EN SEPTEMBRE

Un fait nouveau est ensuite intervenu en septembre 2022: "Nous avons reçu, par personnes interposées, des informations, dont nous ne savons pas à ce jour si elles sont confirmées, concernant le fait que les activités du Luxembourg Science Center sont structurellement dépendantes d'une autre SARL." Et que la propriété intellectuelle des stations pour l'exposition n'appartiendrait pas au Science Center, bien que ce dernier ait payé avec les subventions du ministère de l'Education pour le développement de celles-ci.

Les informations remontent à un lanceur d'alerte qui a d'abord tenté de porter à la connaissance d'autres membres du conseil d'administration, ce qui était à ses yeux des dysfonctionnements, et ensuite à la connaissance du ministère de l'Education. Nicolas Didier a licencié cet homme en janvier. Il a intenté une action en justice contre son licenciement. Il ressort notamment de cette requête que l'homme a refusé de devenir gérant technique de GGM11, "alors qu'il a dû constater une augmentation indue des services de GGM11, ceci au détriment du LSC et au bénéfice de GGM11."

Par exemple, les services des informaticiens de GGM11 auraient été facturés au salaire minimum qualifié en tant qu'ingénieurs avec un tarif horaire de 90 euros. Le Luxembourg Science Center aurait dû faire participer GGM11 aux projets techniques. De plus, GGM11 n'aurait pas donné de garantie sur les stations produites pour l'expo et plus tard, contre facture, aurait effectué la maintenance et les réparations qui auraient relevé de la garantie d'autres fournisseurs. GGM11 aurait de cette manière facturé entre 60.000 et 80.000 euros par mois au Science Center.

D'autres manœuvres litigieuses seraient énumérées. Selon les informations dont dispose RTL, les allers-retours de Nicolas Didier, entre Luxembourg et New York, où il habite, s'élèveraient à 90.000 euros par an. Chez GGM11, Nicolas Didier s'est versé en 2021 un salaire brut d'environ 66.000 euros, en plus de son salaire qu'il se serait versé en tant que directeur de l'ASBL Science Center de 196.400 euros bruts pour la même année, soit autour de 16.000 euros par mois.

QUI ETAIT AU COURANT DU SALAIRE DE 16.000 EUROS?

Aucun des anciens ou actuels administrateurs contactés par RTL, n'a souhaité parler "on the record". Mais en "off", tous ont déclaré qu'ils ne savaient pas que Nicolas Didier se payait un salaire à l'ASBL. Pour eux, le travail fourni là l'aurait été sur une base bénévole. Interrogé, le ministère de l'Education a dit que la vérification des finances aurait indiqué qu'un directeur percevait un salaire mensuel de 16.000 euros, mais le ministère n'aurait pas été au courant que c'était pour Nicolas Didier et non pas pour le directeur scientifique du Science Center.

Au cours de l'interview donnée à distance depuis New York cette semaine, questionné sur le fait de savoir si le ministère de l'Education et le conseil d'administration du Science Center étaient au courant, Nicolas Didier a toujours éludé la question et n'a pas fourni de réponse claire à la question de savoir si le conseil d'administration savait qu'il se versait un si gros salaire à l'ASBL Science Center.

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DES INFORMATIONS NON PARTAGÉES

Ne pas partager toutes les informations était manifestement aussi à d'autres moments l'une des méthodes utilisées par Nicolas Didier pour maintenir dans le vague les relations réelles entre l'ASBL et sa société privée. Jusqu'en 2021. l'ASBL n'a publié aucun compte. "Elle n'était pas obligée de le faire", dit Nicolas Didier. C'est exact. Même si elles reçoivent des millions de subventions de l'Etat, il n'existe pas de règle générale imposant aux ASBL de faire vérifier leurs comptes par un réviseur ou de les publier, comme le confirme le ministère de l'Education. Une telle condition ne figurait pas non plus dans les conventions signées par le ministère avec le Science Center.

Mais en 2021, la Fondation Losch, qui devait contribuer à hauteur de 10 millions à l'agrandissement du Science Center, a demandé un audit. Et l'ASBL a demandé le "statut d'utilité publique". Le réviseur, qui a alors vérifié les comptes, a fait des recommandations spécifiques à propos des "parties liées", pour résumé, il a attiré l'attention sur le fait que l'ASBL achetait services et matériel auprès d'une société, qui, premièrement, ne disposait pas des autorisations nécessaires pour ce faire et deuxièmement, qui avait un bénéficiaire économique en lien avec l'ASBL. Cette entreprise déterminait les prix et il y aurait un risque de perdre le financement du ministère de l'Éducation.

Selon les informations de RTL, Nicolas Didier n'a pas partagé ces recommandations sous cette forme avec le conseil d'administration. Questionné sur ce point, il a d'abord dit "oui", qu'il aurait montré les recommandations, puis elles auraient été discutées avec le réviseur, pour ensuite admettre que tous les membres du conseil n'auraient pas été mis au courant.

DES CHIFFRES CONTRADICTOIRES

Si les membres du conseil d'administration ne sont pas informés, ils ne peuvent être actifs. Le ministère de l'Éducation, cependant, s'est agité après avoir reçu de nouvelles informations en septembre dernier. Une réunion a été convoquée. Nicolas Didier y a fait une présentation pour justifier que la structure bicéphale (l'ASBL Luxembourg Science Center d'une part avec l'exposition et les médiateurs et la société privée GMM11 avec les techniciens qui construisent et entretiennent les stations, d'autre part) devait impérativement être maintenue.

Cet exemple montre que Nicolas Didier n'est pas toujours aussi précis avec les chiffres. Car dans la présentation, les revenus commerciaux du Science Center, c'est-à-dire les recettes de la vente des billets et de la boutique, sont chiffrées à 125.000 euros. D'autant plus impressionnante est la progression par rapport à l'année 2022, de plus de 360 ​​%, qui y est affichée, même si l'année n'était pas terminée. C'est juste que dans le bilan pour 2019, qui a été déposé au Registre de commerce en 2021, figurent des revenus commerciaux de 285.000 euros, plus du double donc. A ce propos, Nicolas Didier explique que dans le bilan, des subventions auraient glissé au mauvais poste.

ENRICHISSEMENT PERSONNEL OU PAS ?

Dans la requête pour annuler le licenciement de l'ex-collaborateur, l'avocat argumente que le "stratagème" de Nicolas Didier serait "flagrant", il se serait enrichi avec des subventions publiques, grâce à une ASBL, qui a le statut d'utilité publique. Une société privée n'aurait pas reçu autant d'argent.

Lex Floscheid, Premier Conseiller de gouvernement au ministère de l'Education, déclare que les contrôles réalisés par le ministère n'auraient à ce jour montré aucun élément d'enrichissement. Il souligne toutefois le fait que ces contrôles vérifient seulement ce qui se passe dans l'ASBL subventionnée. Il faut entendre qu'une fois l'argent dans la société privée via les commandes, il est hors du périmètre du contrôle financier.

En plus, l'ASBL n'était pas obligée de faire un appel d'offres pour la commande des stations. C'est en tout cas l'interprétation du ministre des Travaux publics, François Bausch, dans sa réponse à une question parlementaire du député des Piraten Sven Clement. Et cela, en dépit du fait qu'elle soit principalement financée par l'argent des contribuables.

BONS COLLEGUES

Au Science Center, le fait d'être bien entouré a aussi contribué à ce que Nicolas Didier soit pris au sérieux. Au conseil d'administration du LSC figuraient des pointures telles que Marc Solvi, longtemps directeur de Paul Wurth, Jacques Lanners, ex-patron de Ceratizit et ancien vice-président du FNR. Ils ont depuis, comme l'avocat Nicolas Bauer, quitter le conseil d'administration. En revanche est toujours présent l'avocat d'affaires Paul Mousel, partenaire dans l'étude Arendt & Medernach. Le directeur du Statec et président du groupe Post, Serge Allegrezza, est membre depuis peu.

Plusieurs facteurs ont contribué au fait qu'il ait fallu si longtemps pour que soit remis en question le conflit d'intérêt de Nicolas Didier au Science Center: d'une part, la gestion de l'ASBL par Nicolas Didier lui-même, d'autre part, plusieurs "lacunes" dans la procédure pour les subventions.

Dès la fin de l'année dernière, le ministère de l'Education a chargé l'Inspection générale des Finances (IGF) de contrôler la structure et la gouvernance du LSC. On ignore encore quand les résultats de l'analyse seront disponibles.  Mais la prochaine échéance approche, ce sera la négociation du budget pour 2024. Si le ministère de l'Éducation ne prenait pas en charge les coûts de fonctionnement pour l'année prochaine, le Science Center serait probablement contraint de fermer ses portes.