La capitale est prise dans une telle frénésie de construction qu'on en oublie parfois d'appuyer sur "pause". Quelle histoire l'architecture contemporaine raconte-t-elle? Fait-elle bon ménage avec l'architecture historique? Nous avons parcouru Luxembourg-ville avec Shahram Agaajani, un architecte partagé entre admiration et inquiétude pour une ville qui, selon lui, "perd son identité" et souffre parfois d'un développement "sans vision et sans qualité".

"La critique est essentielle pour l'architecture et notre métier, mais malheureusement elle n'existe pratiquement pas au Luxembourg". Celui qui lance cette grenade dégoupillée s'appelle Shahram Agaajani.

Ce Luxembourgeois d'origine iranienne (un pays qu'il a quitté en 1989) est aujourd'hui cofondateur de Metaform Architects, l'un des plus gros cabinets d'architecture du pays. Le pavillon luxembourgeois à Dubaï, ou le nouveau bâtiment du groupe Post près de la gare, c'est lui. Le futur siège revisité des CFL ou l'immense Skypark au Findel, c'est encore lui.

Une place en pôle position qui pourrait l'inciter à garder, comme on dit, le doigt sur la couture du pantalon. Sauf qu'il écrit encore ceci dans la revue "Architecture deLUX" : "Nous assistons à une urbanisation extrêmement rapide, où l'économie est toujours prioritaire. Dans un petit pays comme le Luxembourg, cela est souvent accompagné d'une concentration des intérêts. Il n'y a pas de place pour la réflexion. À moyen et long terme, nous souffrons de ce développement urbain opportuniste, sans vision et sans qualité". "Gloups", s'étranglent sûrement quelques édiles et promoteurs.

Entendre une voix discordante dans le très policé Luxembourg est chose rare. C'est pourtant salutaire. Car c'est peu dire que l'architecture contemporaine a besoin d'un avis critique !

L'architecture moderne a-t-elle encore une âme ?

Lorsqu'on se balade dans la capitale luxembourgeoise, on est parfois pris de vertige. Non pas face à des buildings tutoyant les nuages (il n'y en a presque pas), mais face au grand écart architectural qui nous guette à chaque coin de rue.

D'un côté, on croise de vieilles connaissances, des bâtiments historiques qui servent de décors de carte postale. La pierre, le bois, la brique, l'ardoise forment leur colonne vertébrale, et les ornements et sculptures leur façade ridée par le temps. C'est robuste, artisanal, rassurant. Mais soyons honnête, c'est aussi parfois pompeux, dépassé, et limité structurellement. Qui construirait aujourd'hui un ouvrage en pierre ou en bois massif, alors que le dieu "béton" permet les réalisations les plus folles... et rentables?

L'architecture de Luxembourg-Ville, vue du ciel
Vidéo : Domingos Oliveira

Et justement, à côté de ces monuments se dresse la nouvelle génération. Des immeubles modernes, carrés ou anguleux, un "Tetris" d'acier et de verrières aussi étincelantes que la prospérité luxembourgeoise. L'ingrédient magique, c'est le béton, sans qui il serait inenvisageable de construire ces porte-à-faux vertigineux, ces magnifiques sièges de banques, ces grands ensembles d'habitation classés "A" sur leur passeport énergétique. Mais ces constructions modernes sont-elles durables? Supporteront-t-elles le poids des années comme leurs aînées?

L'autre prix à payer, c'est la fin des détails. Les moulures, les imperfections du "fait-main", les racines architecturales d'un quartier ? C'est mort, laissons ça au passé. Le progrès ponce les identités, aseptise. C'est pourquoi cette architecture moderne est clonable mondialement : souvent, elle n'appartient à aucun territoire.

L'architecture, c'est pourtant l'âme d'une ville. C'est ce qui fait qu'on s'y sent bien... ou qu'on n'a pas envie de s'y attarder. Mais l'identité architecturale est aussi une chimère, un fantasme qu'on aimerait figer dans le temps, alors qu'elle mute en permanence. Plutôt que de l'existence d'une architecture ancienne et moderne, ne faudrait-il pas mieux s'interroger sur leur coexistence?

"Cette frénésie de démolition au Luxembourg, c'est un scandale"

Nous avons discuté de ces sujets, et bien d'autres encore, avec Shahram Agaajani, lors d'un city-trip dans la capitale. Notre feuille de route était simple : on est parti de la gare pour rejoindre le Findel, en suivant le trajet du tram.

RTL

Nous commençons notre balade en ville par l'un des chantiers de son bureau Metaform, l'emblématique siège des CFL dans le quartier Gare. Construite dans les années 50, cette tour de 10 étages n'était plus au goût des CFL : mal isolée, trop étroite... Mais démolir ce bâtiment classé aurait été un non-sens, estime Shahram Agaajani,. "Il faut arrêter avec le greenwashing. La durabilité, ce n'est pas seulement le recyclage ou une construction en bois. La vraie durabilité, c'est la durée de vie d'un bâtiment" plaide l'architecte. Il a fallu un "effort incroyable pour produire les 1.250 m3 de béton de ce bâtiment emblématique, et on voudrait le raser? Pour faire quoi? Construire un nouveau bâtiment qu'un architecte rasera encore dans 50 ans? Je veux dire, il faut arrêter ça, cette frénésie de démolition, cette 'tabula rasa' (NDRL : "table rase") de l'entièreté du pays, c'est un scandale" s'indigne-t-il. La structure originale sera donc conservée, tandis qu'une extension sera ajoutée pour doubler les capacités d'accueil. Les travaux devraient s'achever à la fin 2027.

RTL

La place de Paris. / © Domingos Oliveira

On se rend ensuite sur la place de Paris. Qui se souvient que cette place servait jadis de frontière entre l’ancienne commune de Hollerich et celle de Luxembourg? (les voyageurs devaient même payer une taxe d'octroi avant d'entrer dans la ville haute). L'hommage à la Ville Lumière, lui, est toujours visible dans l'architecture "Art Nouveau" et haussmannienne de certains immeubles. Mais c'est plutôt la "froideur" de la nouvelle place de Paris qui fait tiquer l'architecte : "C'est une place où on n'a pas envie de s'arrêter. Quand on regarde la froideur de matériaux utilisés, ou le côté minéral, le côté béton... Ça manque un peu de poésie urbaine."

RTL

Le siège de la BCEE / © Domingos Oliveira

On marche un peu pour s'arrêter devant la BCEE (l'ancien siège de l'ARBED), un des emblèmes de la capitale... mais qui cache bien son jeu. Sur sa façade, "on a de la pierre de taille pour montrer un peu le savoir-faire, l'artisanat local, c'est une architecture qui s'est inspirée des châteaux français du XVIIe et XVIIIe siècle." Mais "c'est un bâtiment qui date de 1922, c'est un bâtiment contemporain, on est à l'époque de Le Corbusier... donc la structure de ce bâtiment, c'est en béton armé!" s'amuse l'architecte.

RTL

Le pont Adolphe / © Domingos Oliveira

Le tram s'arrête ensuite à la station "place de Metz", où Shahram Agaajani s'extasie devant l'ouvrage qui a longtemps détenu un record mondial, avec une portée entre deux arches de près de 85 mètres : le pont Adolphe. Ce qui fait sa singularité, c'est son matériau de base: le grès du Luxembourg.  "L'ironie du sort, c'est que si aujourd'hui, on veut construire un ouvrage avec la même pierre, on ne pourra pas, parce que les certifications s'empilent et les contraintes s'enchevêtrent." Trop compliqué d'appliquer les standards modernes à cette pierre. Le béton, l'agglo, ça, c'est plus facile, car normalisé. Mais le résultat, c'est qu'aujourd'hui, "on est quelque part en train de perdre notre identité. Notre identité, c'est quoi? C'est cette pierre présente sous nos pieds et dans les plus beaux ouvrages du pays. On perd cette identité-là parce qu'il y a une certaine culture nordique du tout-bois, parce qu'il y a du greenwashing... Le Luxembourg, c'est un pays d'artisans, avec un savoir-faire ancestral, qu'on est en train de perdre".

Le Kirchberg, un terrain de jeu pour les architectes... étrangers

Prochaine étape, le Royal Hamilius. Shahram Agaajani voit "du positif et du négatif" dans ce grand ensemble (Galeries Lafayette, Fnac...), réalisé par le célèbre architecte Norman Foster. "Le positif, c'est que la ville n'a pas vendu le terrain, elle le loue à long terme. Ça, c'est très bien. Par contre, c'est quand même un projet qui est très largement orienté sur la spéculation. Et puis après, en faisant venir une star, on s'est acheté quelque part une légitimité au niveau international, pour se donner une certaine renommée. Mais ce n'est pas parce qu'il y a une star internationale qui est intervenue qu'on a une qualité architecturale qui a changé quoi que ce soit pour la ville de Luxembourg, au contraire."

RTL

Shahram Agaajani devant le Royal Hamilius, et en arrière plan l'hôtel des postes. / © RTL

Ces galeries, mais aussi l'illustre hôtel des postes qui va être rénové pour accueillir un hôtel de luxe et des commerces, ou l'ubuesque histoire du 49 boulevard Royal (ce vieil immeuble qui résiste encore et toujours aux promoteurs et à la destruction)... Hamilius reste un sujet de crispation pour beaucoup d'habitants. "Le Royal Hamilius est un projet d’investisseurs-entrepreneurs avant d’être un projet d’urbanisation ou d’architecture ; c’est une expression du capitalisme débridé plutôt qu’un projet de société" résumait le Land.

Le tram nous dépose ensuite au Glacis, face à l'immense parking qui accueille la Schueberfouer. "C'est un espace qui a son importance, c'est un peu le poumon de la ville". Non pas grâce à des arbres, mais grâce au vide qu'offre cette grande plaine goudronnée, comme une respiration au milieu d'une forêt de béton. "On est dans un nœud de circulation, et on est entre le centre-ville et le quartier Limpertsberg. Cette place aurait donc pu jouer un rôle dans l'articulation entre ces deux quartiers, pour favoriser un peu plus la mobilité douce et l'échange. Mais on ne fait que la traverser, ou s'y garer" déplore l'architecte.

RTL

Le Kirchberg / © Domingos Oliveira

Nous traversons alors le Kirchberg à l'intérieur du tram. L'ancien potager de la ville (des légumes y étaient cultivés, et on y fabriquait de la choucroute ! ) a bien changé. Les terres agricoles ont cédé la place -au prix d'une quasi guerre civile, se souvient le Land -  aux sièges des banques et des institutions européennes. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, le Kirchberg est devenu un terrain de jeu pour les architectes, "oui, mais pas pour les architectes luxembourgeois" sourit Shahram Agaajani. "C'était pour les stars internationales. Chacun est venu avec son totem, sa sculpture. Mais y'a-t-il une relation entre ces constructions? Pas vraiment. Et d'ailleurs, si on regarde la Philharmonie, qui est une des plus belles réussites architecturales du pays, l'architecte du projet dit que 'autour de mon bâtiment, c'était tellement moche que j'ai fait ma forêt de bambous pour me protéger du paysage, et pour faire mon monde de musique à l'intérieur"."

RTL

On termine notre city-trip par un chantier pharaonique : le Skypark au Findel. Un bâtiment de près de 400m de long, conçu par Mefaform et le bureau danois BIG, et "qui va être terminé très bientôt. C'est un bâtiment qui est assez exceptionnel, d'abord de par sa taille, parce qu'on parle ici de quasi 80.000 m2 de surface utile. Et puis après, par le choix des matériaux, donc on a une construction en bois qui est l'une des constructions, sinon la plus grande construction en bois en Europe. On parle environ de 15.000 m3 de bois qui ont été utilisés. 15.000 m3, juste pour donner une idée, c'est environ 6 piscines olympiques qu'on aurait rempli avec du bois." Notons qu'il s'agit de bois européen, et que la façade est recouverte de cuivre recyclé à 80%.

Le Luxembourg, conclut l'architecte, "c'est un terrain de jeu qui peut être assez dangereux, mais en même temps assez intéressant." Intéressant, "parce qu'il y a ce croisé des cultures, on peut avoir à la fois un client luxembourgeois, un client danois, un client sud-américain, avec chacun son regard. C'est un enrichissement mutuel qui est très exaltant." Dangereux, "parce qu'il ne faut pas tomber dans le plan spéculatif que l'architecte deviendrait finalement le magicien des surfaces. Luxembourg a beaucoup souffert du poids spéculatif, on a vu beaucoup de beaux bâtiments disparaître, et avec eux un peu de notre identité."