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Troubles du langage, retards de motricité, comportements alarmants... Lorsque les écrans des tablettes, TV et smartphones deviennent des "tétines numériques" pour les jeunes enfants, les conséquences peuvent être désastreuses, prévient le Dr. Ducanda, de passage au Luxembourg.
Le Dr. Anne-Lise Ducanda était invitée en janvier dernier au lycée Vauban à Luxembourg pour parler d'un fléau des temps modernes : l'addiction aux écrans chez les tout petits.
Ce médecin français, membre fondateur du Collectif surexposition écrans (Cose) dit avoir découvert cette menace sanitaire à partir de 2012, quand des parents "ont commencé à m'envoyer des enfants addicts."
Et elle ne parle pas ici des enfants qui, de temps en temps, vont regarder un dessin animé à la télé, une comptine sur Youtube, ou qui vont appeler leurs grands-parents en visio sur Skype (ce qui n'a rien de grave si c'est occasionnel et sous la surveillance d'un adulte, rappelle-t-elle).
Non, elle parle de ces enfants âgés de moins de 3 ans qui consomment déjà plus de 4h d'écrans par jour. "Le dernier sondage Ipsos de 2022 montre que les tout-petits de moins de deux ans en sont déjà à 3h11 par jour sur les écrans. Le plus petit patient qu'on m'a envoyé avait 11 mois" poursuit-elle. Voici cinq témoignages de jeunes patients biberonnés trop tôt aux écrans...
Hugo, 2 ans," ne regardait pas dans les yeux. Pas de câlins. Et surtout, il ne parlait pas"
Le Dr Ducanda projette une vidéo de Julia, la maman de Hugo. Cette mère décrit un enfant "complètement normal jusqu'à l'âge de 1 an". C'est à cet âge-là qu'"on a commencé à lui donner accès aux écrans. On a commencé par lui montrer des petites chansons en anglais. On s'est dit que ça lui ferait l'oreille" pour apprendre la langue. L'enfant a augmenté progressivement sa consommation d'écrans. "Pendant une année, jusqu'à ses 2 ans, on a commencé à voir qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas avec Hugo. Il manquait beaucoup de contacts vers les autres. Il ne regardait pas dans les yeux. Il ne touchait pas. Il ne faisait pas de câlin. Et surtout, il ne parlait pas du tout".

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Beaucoup de monde leur a dit, à ce moment-là, de ne pas s'inquiéter, car Hugo vit dans un foyer polyglotte (le couple parle espagnol et français), et "puis les garçons sont un petit peu plus lents que les filles, donc ça va venir, ne vous inquiétez pas". Mais lorsqu'arrive le contrôle des 2 ans chez le pédiatre, ce dernier prévient que "ce n'est pas normal".
Inquiets, les parents d'Hugo commencent la valse des spécialistes : psychologues, orthophonistes... La vidéo montre une psychomotricienne essayant d’interagir avec l’enfant désormais âgé de 2 ans et 8 mois ; "L’enfant ne réagit pas du tout, ne dit pas un mot. Son visage est lisse, sans expression."
C’est l’électrochoc. Malgré son très jeune âge, Hugo est déjà "accro" aux écrans. "On a fait 30 jours de sevrage absolu sans écran" explique la maman, qui constate des résultats rapides : "Deux semaines après, c'était mieux. Trois semaines après, c'était encore mieux. Et un mois après, il parlait." Sur la vidéo, on le voit effectivement parler avec ses parents, dire leurs prénoms, les couleurs, les objets… "Ça fait cinq mois sans écrans. Je suis très contente, parce qu'on a eu la visite des 3 ans chez le pédiatre, qui a dit que mon fils est totalement normal. Il va pouvoir intégrer la maternelle sans assistant de vie sociale, comme on nous l'avait recommandé à un moment."
Regarder l'écran plutôt que son bébé pendant l'allaitement : une menace pour "la relation d'attachement avec sa maman"
Lorsqu'on allaite un bébé, il ne s'agit pas seulement de nutrition. L'enfant se "nourrit" aussi de l'interaction physique avec ses parents, à commencer par le regard. Mais que se passe-t-il si un écran s'interpose entre les deux ?
Le Dr Ducanda diffuse une courte vidéo réalisée par des chercheurs suisses. La voici ci-dessous :
On voit tout d'abord une maman qui allaite au sein son bébé en étant totalement présente pour lui, en le regardant. C'est une forme de communication fondamentale pour l'enfant, "un lien se créé, de sensorialité à sensorialité [...]. Ce regard, cet échange, ça créé une boucle, un cercle vertueux, qui fait que là, il est en train de créer la relation d'attachement avec sa maman" expliquent les spécialistes.
La vidéo montre ensuite une maman qui allaite son bébé, mais qui ne le regarde pas car elle consulte son téléphone. Les effets se font rapidement sentir, poursuivent les spécialistes : "Si on est pas là avec le bébé, il peut s'endormir très vite, ne pas avoir assez mangé et du coup réclamer beaucoup plus vite à manger. Ce qui fait qu'après, on se retrouve avec des bébés qui sont jamais satisfaits et qui deviennent irréguliers dans leur rythme. Et ça, c'est un facteur d'épuisement aussi pour les parents" qui ne comprennent pas pourquoi leur enfant réclame et crie.
Bien sûr, tout est question de dosage : "Quelques minutes comme ça, ce n'est jamais très grave. Mais si c'est souvent dans la journée, [le bébé] ne se sent pas entendu". "Le problème de l'écran, c'est qu'il est silencieux, il est invisible, donc l'enfant ne peut pas mettre de sens" sur cet objet qui vole l'attention de sa mère. Et donc l'enfant "a de la peine et il réclame" cette attention. Une frustration qu'il convient de calmer avant qu'elle ne produise des effets sur le long terme...
Adam, 2 ans et 8 mois : "diagnostiqué autiste à tort"

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"Le petit Adam a été diagnostiqué autiste par un centre de ressource autisme à 2 ans 8 mois, avec des troubles très sévères" rapporte le Dr. Ducanda.
"Il s’automutilait, il ne disait aucun mot, il ne faisait pas de câlins. Chez lui, il y avait la télé allumée en permanence." "Et puis le papa m'appelle en me disant madame Ducanda, je crois que ce n'est pas de l'autisme, il est surexposé aux écrans. On convient donc avec le papa qu'il arrête tous les écrans."
Pendant deux semaines, l'enfant hurle, il se tape la tête contre les murs, rapporte-t-elle. Mais deux mois plus tard, "c'est spectaculaire. Il dit des phrases, il fait des câlins. Et j'ai proposé aux parents de lui faire repasser un bilan d'autisme en 2019 dans un autre hôpital. Et là le bilan est sans équivoque. L'enfant n'a plus aucun signe en faveur d'un trouble autistique. Ça veut dire qu'il y a des erreurs d'enfants qu’on diagnostique autistes" à tort, affirme-t-elle.
À noter que ce sujet délicat de la confusion entre autisme et addiction aux écrans a placé le Dr Ducanda au centre de vives polémiques par le passé. Rappelons que l'autisme est un trouble du neurodéveloppement qui se caractérise par des difficultés de communication et d’interaction sociale. Il convient toujours de consulter un spécialiste pour ne pas tirer de conclusions hâtives sur les symptômes d'un enfant.
Les mains papillons : "Je vois des enfants de 4 ans qui ne savent pas tenir un crayon"

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C'est un exemple extrême, qu'on espère peu répandu : le phénomène des "mains papillons" chez les enfants. Il survient lorsqu'un petit enfant passe le plus clair de son temps devant une tablette ou un téléphone. Les mains de ces enfants n'arrivent plus à bien fermer leurs doigts, à se servir convenablement d'un crayon, car leur motricité fine n'est pas assez sollicitée. Résultat, leurs mains ressemblent à de petits papillons sans force.
En effet, pour utiliser une tablette, regarder une vidéo ou jouer à jeu sur téléphone, il suffit "d'ouvrir la main et de toucher l'écran, de l'effleurer", constate le Dr Ducanda. Les enfants savent faire ces gestes sur un écran mais pas refermer leurs doigts sur un objet pour le tenir fermement.
Or, normalement, "Dès 4 mois, un enfant sait comment tenir une chose, il faut faire la pince "pouce-index", écarter les doigts et puis serrer. Mais moi, j'ai des enfants de 4 ans qui n'ont pas la pince, qui ne savent pas tenir un crayon. Ou certains savent tenir un crayon, mais il n'y a pas de force dans leurs mains, parce qu'il y a pas besoin de force pour toucher un écran. L'enfant n'a pas assez exercé sa motricité avec les mains pour tenir, appuyer, pousser, décoller, tourner, dévisser"...
Le piège des contenus "éducatifs" : "Je lui dis bonjour, et l'enfant me répond rouge"

Derrière le Dr. Ducanda, des exemples édifiants de jouets numériques prévus pour les tout-petits : tablettes, hochets pour smartphones... et même un pot avec un écran.
"Si les écrans sont dangereux pour les tout-petits, pourquoi on les utilise ? C'est simple : les parents se font piéger. 70 % des parents d'enfants de 0 à 2 ans utilisent des écrans parce qu'ils sont dits éducatifs" déplore-t-elle. Comme les vidéos youtube d'apprentissage des lettres et des chiffres, les mini-ordinateurs pour initier à l'informatique, les émissions télévisés pour tout-petits, etc.
Elle raconte sa rencontre avec Matteo, un petit garçon de 3 ans. "Un jour, une école me demande de voir absolument un petit garçon de 3 ans et demi, car il est très inquiétant, très en retard. Donc je le reçois dans mon cabinet. Lorsque je lui dis bonjour, et il me répond rouge. Je lui dis qu'il peut s'asseoir sur la chaise. Il répond jaune." Et pendant toute la consultation, le petit garçon va ainsi nommer la couleur des objets qu'il voit, soutenu "par un papa très fier qui l'encourage, qui lui demande de dire au docteur, c'est quelle couleur ça? Vert, répond le garçon. Vous avez vu Docteur? Il sait les couleurs" raconte le Dr. Ducanda
Cet enfant, "il avait la télé allumée en permanence, comme une famille sur deux, par habitude, et il avait 4 heures d'écran par jour. Alors, j'ai dit au papa d'arrêter tous les écrans en lui demandant un truc en plus : arrêtez de lui apprendre les couleurs avec ces vidéos éducatives. Tant qu'un enfant ne sait pas parler convenablement et faire des phrases sujet-verbe-complément, arrêtez d'apprendre les couleurs, les chiffres et l'alphabet. Ce n'est pas de l'apprentissage, c'est un perroquet qui répète".
Elle revoit la directrice d'école un mois après, qui est soulagée et lui déclare qu'"il a arrêté de dire les couleurs tout le temps. Il n'a pas récupéré le niveau de langage des autres, mais maintenant il comprend quand je donne des petites consignes et il rentre dans les apprentissages scolaires."
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