
© Ivan Henao / Unsplash
Entre index, télétravail et pénurie de main-d'oeuvre, les travailleurs sont-ils en position de force face aux recruteurs luxembourgeois? Analyse de la situation avec Gwladys Costant et Nicolas Hurlin, co-présidents de FR2S, la fédération des cabinets de recrutement.
Alors qu'il atteint progressivement le plein emploi, le Luxembourg est dans une situation assez paradoxale: son marché du travail est aussi solide qu'il est... Sous pression.
"Il y a une tension générale sur le marché du travail" confirme Gwladys Costant, co-présidente de FR2S, la fédération des cabinets de recrutement du Luxembourg. "Mais cette tension, on en parlait déjà il y a dix ans. Ce qui est nouveau, c'est qu'elle est extrêmement forte et surtout, qu'elle s'est généralisée." Traduction: de plus nombreux secteurs ont du mal à recruter. "Tous les profils, à tout niveau d'ancienneté, dans tous les secteurs, sont compliqués à recruter."
Celui de la santé par exemple, pour lequel le gouvernement s'inquiétait lors de la crise du Covid. "L'écart salarial avec les pays voisins se réduit." Et selon une étude du Liser, les postes d'aides-soignants font partie des métiers en pénurie de main-d'œuvre.
Le manque de travailleurs est également palpable sur des métiers "non-télétravaillables" et donc soumis aux aléas des transports. Artisanat, BTP, hôtellerie... Ce n'est pas pour rien qu'une récente étude de Jobs.lu indique que le trajet pourrait faire fuir près de la moitié des salariés du Luxembourg.
Plus globalement, l'importante demande des entreprises et le faible nombre de candidats disponibles et qualifiés alimentent cette tension: "91% des candidats ont trop d'offres sur le marché" affirme Mme Costant. "Par rapport à hier, le marché de l'emploi est tendu à travers tous les pays d'Europe, même à l'international. Au Luxembourg, c'est encore plus visible parce qu'on est un petit pays avec un volume de candidats locaux réduit."

Gwladys Costant et Nicolas Hurlin, co-présidents de la FR2S. / © Photos fournies par la FR2S
LES TRAVAILLEURS EN POSITION DE FORCE?
Entre le faible taux de chômage, la forte demande des employeurs et le manque de formation, le Luxembourg a du mal à combler les vides. Lesquels devraient prendre des proportions quasi-astronomiques: selon le tout récent baromètre de l'UEL et FR2S, il faudra recruter 300.000 personnes d'ici 2030 pour assurer la croissance du marché et compenser les départs en retraite.
Pour toutes ces raisons, les employés sont en position de force au Luxembourg. Employeurs et candidats doivent alors trouver un point d'équilibre. Les premiers doivent accepter de ne peut-être pas trouver le profil qu'ils imaginaient pour recruter. Les autres, ne pas avoir des exigences que certaines entreprises ne peuvent pas satisfaire.

© Joseph Gruenthal / Unsplash
La FR2S lance une mise en garde contre certains comportements qui pourraient, à terme, se retourner contre les candidats à un poste. "On consomme des opportunités professionnelles comme on consomme n'importe quoi d'autre, avec une durée d'engagement parfois limitée" regrette Gwladys Costant, en évoquant les profils de travailleurs qui ont connu de trop nombreuses expériences en peu de temps. "Or, les entreprises fonctionnent parce qu'il y a un engagement humain pour le projet."
Nicolas Hurlin, co-président de FR2S, complète: "Attention car les entreprises vont rejeter les comportements des employés qui changent de poste tous les ans ou tous les deux ans. Certains auront beaucoup plus de difficultés à trouver une place parce qu'ils auront été beaucoup trop opportunistes, "court-termistes", en termes de gestion de carrière."
"IL FAIT BON VIVRE ET TRAVAILLER AU LUXEMBOURG"
Malgré cette tension, la compétitivité, l'attractivité du Luxembourg, sont encore fortes. Elles régressent, mais il y a une marge sur les pays voisins. "Sur toute une série de métiers qui y sont spécifiques, Luxembourg reste un passeport européen en matière de gestion de carrière." Et le Grand-Duché reste "un accélérateur de carrière". Surtout pour des métiers où il fait office de pôle d'excellence, comme les fonds d'investissement et les banques privées.
Plus globalement, "ça reste un pays dans lequel il fait bon vivre et travailler". Capitale européenne mais de petite taille, Luxembourg-ville jouit d'un cadre de vie certain.

© Polina Sushko / Unsplash
Par rapport à ses voisins, le Luxembourg a encore un avantage salarial sur de nombreux emplois. Et souvent des arguments pour attirer les talents, comme des avantages en nature (la voiture de fonction par exemple), un système de retraite intéressant ou une indexation garantissant aux travailleurs une hausse de salaire.
La multiplication des index, avec trois tranches indiciaires prévues cette année, inquiète malgré tout les recruteurs. "Quelque part, ça va entraîner une inflation des prix, car des entreprises vont devoir rattraper l'augmentation des salaires. C'est un peu ce cercle vicieux" reconnaît Nicolas Hurlin. Côté employeurs, l'index est évidemment synonyme de hausse du coût du travail.
BAISSER LE TEMPS DE TRAVAIL, UNE SOLUTION?
La question de la réduction du temps de travail est également très présente. Au cœur de l'actualité après plusieurs prises de position, le sujet sera l'un des points chauds des élections législatives en octobre.
La fin des 40h "compliquerait énormément les choses" estiment les deux présidents de la FR2S. En termes "d'image envoyée à l'étranger" d'abord, pour les employeurs bien sûr, mais aussi pour les employés. "Puisque le travail va coûter plus cher, beaucoup d'entreprises vont moins recruter ou optimiser leur fonctionnement" en reportant peut-être la charge de travail sur le personnel. Qui n'aura aucune raison de faire plus, puisqu'en termes d'heures prestées, il sera dans son bon droit pour... travailler moins.
"Sur base des échanges que nous avons avec les candidats, la réduction du temps de travail n’est pas un argument pour attirer des talents de l’étranger, ni pour retenir ceux qui travaillent déjà à Luxembourg" affirment-ils. En revanche, ils perçoivent le combo index/baisse du temps de travail comme une menace pour la compétitivité du Luxembourg.
DES RECRUTEMENTS DIFFICILES PASSÉ UN CERTAIN ÂGE
Les co-présidents de la FR2S identifient aussi "des urgences" que le gouvernement ne doit pas ignorer. "L'accès au logement notamment, la fiscalité, l'écart de télétravail entre les résidents et les frontaliers" sont des points de friction qui peuvent refroidir les nouveaux travailleurs... Ou dégoûter ceux déjà actifs au Grand-Duché. "Avant de penser au recrutement, il faut penser à la rétention des talents" rappelle Nicolas Hurlin.
À lire également - Voici le résumé du débat sur le télétravail
Se pose enfin, et surtout, le problème des travailleurs "seniors". Leur taux d'emploi est faible au Luxembourg. Parce que certains peuvent partir tôt en retraite. Et parce que les entreprises sont parfois frileuses à l'idée de miser sur un salarié au profil moins technologique moins "agile" que les jeunes générations. "Ce sont des biais, ce sont des erreurs" affirme Nicolas Hurlin. "D'autant plus que quelqu'un de plus de 45-50 ans sera, en général, plus stable. Ce sont des candidats qui vont pouvoir s'inscrire dans la durée."
Considéré comme un "enjeu national" par les deux co-présidents de la FR2S, l'emploi des seniors "doit devenir une priorité". "Quand on présente des candidats qui ont plus de 45 ans, qui sont donc à peu près à la moitié de leur carrière, c'est compliqué pour nous de les placer" regrettent-ils. "Il y a des freins au recrutement. Mais on ne peut pas avoir cette masse de candidats inemployés et qui deviendra inemployable." À quelques mois des élections, les partis luxembourgeois ont tout intérêt à se saisir du problème.