
“C’est une grande victoire pour les frontaliers!” puisque “jusque-là le frontalier était dévalué par rapport au résident”, explique Pascal Peuvrel, alors que “48% de la population active est frontalière” au Luxembourg, rappelle au passage le président de l’Association des Frontaliers au Luxembourg (AFAL). Il parle évidemment de l’arrêt prononcé jeudi par la Cour de justice de l’Union européenne qui a donné tort à la Caisse pour l’avenir des enfants (CAE) en n’octroyant plus d’allocations familiales aux enfants non biologiques de frontaliers qui ont des familles recomposées et ce depuis 2016.
“L’arrêt considère que tous les enfants, qu’ils soient biologiques ou non, doivent être traités de la même manière. Un enfant est un enfant”, retient Georges Gondon, président de l’asbl Frontaliers Luxembourg établie au Luxembourg et qui se bat depuis près de dix ans sur ce dossier au côté de l’AFAL. A ses yeux, la décision prise par les juges est “capitale” car l’évolution de la société veut que “les familles recomposées sont de plus en plus nombreuses”.
La réponse des juges de la Cour européenne est claire pour les associations de défense des travailleurs frontaliers qui ont invité la presse à Thionville jeudi après-midi: “Il faut que le frontalier pourvoit à l’entretien de l’enfant et pour cela, la preuve que il y a une communauté de vie entre le travailleur frontalier et l’enfant, suffit. Cette preuve étant caractérisée par le fait d’être domicilié sous un même toit”, résume Pascal Peuvrel, en citant le juge. Au final, c’est l’interprétation la plus large possible de la notion de pourvoi à l’entretien de l’enfant qui a été retenue.
D’autres questions sont réglées comme le fait que “ce domicile commun ne doit pas être nécessairement à temps complet”, souligne Georges Gondon en expliquant qu’il s’agit aussi de la prise en compte d’une autre réalité des familles recomposées: les gardes alternées.
L’arrêt rendu par la Cour de justice européenne jeudi est “le dernier virage dans cette affaire qui dure depuis dix ans” et c’est en même temps “la deuxième fois que la Cour de justice de l’UE se prononce dans ce dossier” puisque l’arrêt du 2 avril 2020 avait déclaré “discriminatoire” la loi luxembourgeoise de 2016 qui supprimait les allocations familiales pour les enfants de frontaliers. Ceci “en disant qu’à partir du moment où il est établi que le travailleur frontalier pourvoit à l’entretien du ou des enfants faisant partie du ménage recomposé, les allocations familiales devaient être allouées”, rappelle Pascal Peuvrel.

Mais ce qui paraissait limpide a priori n’a pas été interprété de la même manière au cours de toutes ces années, par la CAE. Et “elle s’est mise à exiger des kilotonnes de preuves pour prouver que le travailleur frontalier pourvoyait à l’entièreté des besoins de l’enfant”. S’en est suivi un jeu de ping-pong de décisions contraires au sein des instances de la Sécurité sociale. En avril 2024 sont tombés des arrêts de la Cour de cassation luxembourgeoise qui a demandé à la CJUE des questions préjudicielles “pour avoir plus de précisions sur la notion de pourvoir à l’entretien de l’enfant”. Le travailleur frontalier devait-il prouver qu’il prenait en charge le moindre centime des besoins de l’enfant ou, le fait de vivre sous le même toit était-il suffisant pour l’attribution des allocations familiales? La réponse est sur la table.
La dernière ligne droite de cette affaire est purement procédurale. Puisque toutes les décisions des juges européens s’imposent aux magistrats nationaux. Mais ça va prendre un peu de temps puisque la Cour de cassation devrait casser les arrêts et renvoyer l’affaire, pour être jugée à nouveau, devant le Conseil supérieur de la sécurité sociale. Dans les affaires en cours, les juges d’appel vérifieront si l’enfant vit sous le toit du travailleur frontalier avant de faire allouer les allocations familiales.
Tous ceux qui ont fait des recours vont rétroactivement avoir droits à des allocations familiales. Et pour certains “ça peut faire un beau paquet”, sait Pascal Peuvrel. Ce qui ont baissé les bras en cours de route ont toutefois perdu leur droit.
Mais “on va étudier la possibilité d’assigner l’Etat luxembourgeois ou la CAE en responsabilité pour fonctionnement défectueux des services publics pour faire en sorte que justice soit rendue” à ceux qui ont perdu des années de versement d’allocations.
D’autant que le Luxembourg a usé d’une “stratégie judiciaire” et “a joué pendant dix ans sur des délais de procédure” et “a multiplié les procédures”. De “toute évidence, cela a fait économiser des millions à l’Etat luxembourgeois”, juge Pascal Peuvrel qui lit dans ce nouvel arrêt de la Cour européenne un “bis repetita de l’affaire des bourses d’études”. Ce sont “certainement des milliers de foyers” qui sont concernés, estiment les présidents des associations de défense des frontaliers.
Mais le combat aura des répercussions “pour l’avenir et pour tout le monde”, souligne Pascal Peuvrel, puisque “100% des familles recomposées vont avoir droits aux allocations familiales”.
Il encourage d’ailleurs toutes les familles recomposées à introduire leur demande d’allocations familiales auprès de la CAE dès à présent. La date compte puisque la loi permet une rétroactivité d’un an.
Au-delà de l’aspect juridique “c’est tout de même important, dans un Etat de droit, que des associations telles que les nôtres soient aptes à pouvoir faire appel aux procédures judiciaires pour amener un Etat à faire changer son fusil d’épaules”, retient surtout Georges Gondon.