
La rumeur selon laquelle l'obligation de vote ne serait jamais sanctionnée est-elle fondée ? / © RTL
Cette année encore, les électeurs inscrits sur les listes électorales ne pourront pas y couper: ils devront voter aux communales puis aux législatives. Mais en réalité, que risque-t-on en cas d'abstention ? À quand remontent les dernières sanctions ? Et pourquoi cette obligation peut être considérée comme une chance pour notre démocratie ?
À chaque élection, c'est la même piqûre de rappel: "Toute personne inscrite sur les listes électorales a l’obligation de voter le jour du scrutin" insiste par exemple la ville de Luxembourg. Et généralement, le message est bien entendu: lors des dernières élections communales, une large majorité de ces électeurs ont accompli leur devoir citoyen.
Mais que risquent-ils à ne pas respecter cette obligation ? Ce n'est pas un secret, cette obligation ne fait plus peur à grand monde : "Je ne connais pas une seule personne qui ait déjà été inquiétée suite à une abstention. Il y a des sanctions prévues, mais elles ne sont pas appliquées" nous répond le président du Syvicol (lire par après). Il n'empêche que le sujet reste sous le tapis. Lorsqu'on se rend par exemple sur le site jepeuxvoter.lu, on y trouve uniquement le rappel de la règle ("Par mon inscription, mon droit de vote devient une obligation"), mais nulle trace des sanctions en cas d'abstention.
Le site elections.lu est à peine plus informatif: "Le vote est obligatoire pour tous les électeurs inscrits sur les listes électorales. [...] L'abstention non justifiée est punissable par une amende. La sanction s'aggrave en cas de récidive."
Mais là encore, le site ne va pas plus loin: quelle amende? Que risque-t-on clairement en cas de récidive ?

La cité judiciaire à Luxembourg. Un endroit où on ne risque pas de croiser beaucoup de contrevenants à l'obligation de vote... / © Domaine public
De 100 à 1.000 euros d'amende
Voici ce qu'on peut lire dans la loi électorale : "Dans le mois de la proclamation du résultat du scrutin, le procureur d’Etat dresse, par commune, le relevé des électeurs qui n’ont pas pris part au vote et dont les excuses n’ont pas été admises. Ces électeurs sont cités devant le juge de paix dans les formes tracées par la loi."
Une première abstention non justifiée "est punie d’une amende de 100 à 250 euros. En cas de récidive dans les cinq ans de la condamnation, l’amende est de 500 à 1.000 euros."
Reste à savoir si ces sanctions sont tout de même appliquées, et à défaut, pourquoi. Et là, les choses se compliquent encore davantage.
Le comptage des "vraies" abstentions, quelle galère !
Nous contactons le ministère de la Justice afin d'obtenir des données sur le nombre d'abstentions aux dernières élections communales, ainsi que sur les éventuelles sanctions appliquées. Le ministère nous renvoie à une réponse parlementaire signée conjointement par Xavier Bettel, Félix Braz et Dan Kersch en 2017 (alors respectivement Premier ministre, ministre de la Justice et ministre de l'Intérieur). On y apprend plusieurs choses intéressantes:
- Tout d'abord, il faut distinguer entre les absents "excusés" et les "non-excusés". Sont excusés les électeurs qui ont fourni leurs motifs d'abstention; ceux qui au moment de l'élection habitent une autre commune que celle où ils sont appelés à voter; et enfin les électeurs âgés de plus de 75 ans, qui n'ont plus d'obligation de vote. Tous les autres abstentionnistes sont non-excusables et donc sanctionnables.
- En 2017, on comptait ainsi 45.000 électeurs inscrits âgés de plus de 75 ans. Or, précise la réponse parlementaire, les statistiques officielles ne disent pas si ces électeurs de plus de 75 ans "ont effectivement remis un bulletin dans l'urne" ou non, sachant "qu'ils sont tous "excusés" de droit et non obligés de voter."
- Il existe des petites communes où le nombre de candidats aux élections communales est égal ou inférieur au nombre de postes à pourvoir, donc ces candidats deviennent de fait des "élus d'office" et il est inutile de procéder à une élection. "Pourtant tous les électeurs inscrits sont dans ce cas apparemment recensés dans les statistiques comme non-votants non-excusés", autrement dit comme des "fautifs" malgré eux.

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Quant au nombre d'abstentionnistes, lors des dernières municipales en 2017, on a compté 248.885 bulletins déposés dans l'urne (votes par correspondance y compris) pour 285.319 électeurs inscrits, soit théoriquement une abstention de 15%. Théoriquement parce que c'est un chiffre à prendre avec de grosses pincettes, puisqu'il englobe comme on l'a vu aussi bien les excusés que non-excusés, ceux qui l'ont fait par choix ou malgré eux... Et si on ajoutait à ce chiffre les nombreux étrangers qui auraient pu voter s'ils s'étaient inscrits sur les listes électorales, l'abstention pourrait bien devenir le "premier parti" du Luxembourg.
Les dernières poursuites remontent à... 1964
Mais ces milliers d'abstentionnistes peuvent se rassurer: "La loi électorale prévoit que le procureur d'Etat dresse, par commune, le relevé des électeurs qui n'ont pas pris part au vote et dont les excuses ne sont pas admises." Or, peut-on lire dans la réponse parlementaire, "les dernières poursuites introduites par le parquet à l'égard d'électeurs non excusés n'ayant pas pris part à des votes remontent à 1963 et 1964. Depuis lors, le parquet n'établit plus de relevé par commune."
Sachant que le parquet "dispose seul de l'opportunité des poursuites", et que "de telles poursuites impliqueraient aussi que toutes les personnes visées devraient être auditionnées individuellement par les autorités compétentes (Police) et poursuivies en justice" on peut considérer que concrètement, ces milliers d'abstentionnistes ne risquent rien depuis près de 60 ans. Nous demandons au ministère de la Justice de bien nous confirmer qu'aucune sanction n'a été prise à l'encontre d'abstentionnistes depuis 1964, mais la réponse reste la même: se référer à la réponse parlementaire.
"S'il n'y a plus eu de poursuites depuis 1964, c'est parce que la procédure prévue par la loi est très lourde. Il faudrait voir si une procédure plus simple n'est pas possible" demandait déjà en 2017 le député Claude Adam (Gréng). D'autres députés de tout bord avaient abondés, réclamant qu'on "repense le processus" ou qu'on mette en place "un système d'avertissement taxé ou de sanction administrative"... Sans succès, visiblement.
On interroge aussi le Ministère de la Justice sur le fait que le Procureur d'État ne réalise plus de relevé par commune des abstentionnistes non-excusés, comme l'exige la loi électorale. Mais là encore, nous n'obtenons pas de réponse explicite.
Quels risques à supprimer ce vote obligatoire ?
Mais alors, si les sanctions ne sont pas appliquées, pourquoi voter aux prochaines élections communales (11 juin) ? Pourquoi le Luxembourg s'obstine-t-il à rendre obligatoire ce vote, comme une poignée de pays d'Europe (Belgique, Grèce, Liechtenstein et le canton de Schaffhouse en Suisse) ?
"Parce que pour moi, le vote n'est pas qu'un droit, c'est un devoir civique, qu'il faut prendre au sérieux" nous répond Émile Eicher, le président du Syvicol, le syndicat des villes et communes luxembourgeoises.

On ne le répétera jamais assez: voter n'est pas qu'un droit, c'est aussi un devoir. / © RTL
Il craint en particulier qu'en l'absence de vote obligatoire, une part importante des électeurs ne se détourne des urnes: les jeunes. "Quand on analyse la faible participation politique des non-Luxembourgeois, on voit que ce sont surtout les jeunes qui ne sont pas inscrits. Jusqu'à la classe d'âge 35 ans, moins d'un quart des étrangers s'inscrivent sur les listes." Et en effet, cette année encore, les chiffres sont désolants: alors qu'ils représentent 47,2% des résidents, seulement 20% des étrangers se sont inscrits sur les listes électorales.
Les jeunes Luxembourgeois, eux, sont inscrits d'office sur les listes électorales et donc soumis à l'obligation de vote. Et "je crains que si on n'avait pas cette obligation de vote, les Luxembourgeois, et surtout les jeunes Luxembourgeois, ne voteraient pas autant." Emile Eicher ne souhaite d'ailleurs pas accabler les jeunes, car "on a souvent du mal à les impliquer dans la vie politique du pays. C'est peut être parce qu'on ne se concentre pas assez sur leurs problèmes, qu'on ne leur apporte pas assez de réponses pour les motiver."
Il aimerait aussi faire passer un message aux citoyens étrangers: "Il faut aussi mieux expliquer aux étrangers qu'une fois qu'ils sont inscrits, ils le sont pour toute la vie, du moins tant qu'ils restent au Grand-Duché. Donc leur participation devient automatique, il ne faut pas faire la démarche de s'inscrire à chaque élection."
Quant aux sanctions, "ils ne risquent pas plus que les Luxembourgeois". C'est à dire... rien !