
© AFP
50% des dégustateurs de vin estiment que c'est du gaspillage. Pourtant, c'est en recrachant le vin que l'on peut le mieux le sentir.
D’après une étude du représentant de la filière viti-vinicole française, Vin & Société, 85% des dégustateurs ne savent pas recracher correctement et 50% estiment que c’est du gaspillage. Face à ce constat, les professionnels de la filière ont créé une campagne d’information spécifique à destination des amateurs. Le hashtag #recracheradorer pourrait connaître un certain essor parmi la cible.
Le crachat déroge aux règles de bienséance occidentale. Mais Pierre-Jules Peyrat, sommelier à Paris, n'en démord pas: "C'est en recrachant le vin que vous allez être encore plus distingué en société." Face à une audience captivée réunie dans un bar parisien pour une soirée estivale de dégustation, il commence par plonger son nez dans un verre de rosé bien frais. Important de le humer avant de le goûter.
Une fois en bouche, en moins de 10 secondes, l'affaire est réglée: une légère mastication de droite à gauche, à peine si la bouche s'entrouvre façon "duck face" pour laisser passer un mince filet d'air, c'est le grumage. Puis, en un jet franc et dru, le rosé de Provence bio aux effluves fleuries se retrouve... au crachoir.
Pour les professionnels, vignerons, oenologues, sommeliers, cavistes, déguster le vin, c'est le regarder, l'aérer, le sentir et le goûter. Mais surtout le recracher, en maîtrisant au mieux l'art du crachat distingué. Le plus naturel possible.
"On croit tous que la déglutition fait qu'on va avoir des arômes en plus, mais c'est faux": pour Olivier Thiénot, directeur de l'Ecole du Vin de France, qu'il a fondée en 2003 à Paris, "le fait d'avaler n'amène rien, au contraire".
"Ce n'est pas l'ivresse qui importe dans le vin", acquiesce Madeleine Besanpenot, étudiante qui participe à la séance de dégustation parisienne.
CRACHER POUR SENTIR
Déguster, c'est analyser: d'abord en identifiant les saveurs de base, l'amer, le sucré, le salé, l'acide, et la cinquième, l'umami, intermédiaire entre acidulé et sucré, une saveur prisée en Asie.
Vient ensuite l'analyse de la sensation tactile du vin: rugueux, astringent, perlant.. "Les arômes arrivent souvent après avoir craché", explique Christophe Marchais, oenologue professionnel dans la région de Nantes, dans l'ouest de la France.
Ce phénomène, nommé "rétro-olfaction", est "un bonheur bien plus intense que l'ivresse", selon M. Peyrat. Après avoir recraché, par le simple fait du passage de l'air sur les muqueuses, le vin apporte de nouveaux arômes, "d'autres persistances aromatiques", explique-t-il.
Mais c'est vrai que recracher paraît "un peu bizarroïde aux non-initiés", concède M. Marchais. Certains craignent de gaspiller. D'autres de choquer. Ou tout simplement de se tâcher, d'éclabousser, bref, d'avoir l'air ridicule.
Pour les 7.000 œnologues professionnels que compte la France, premier exportateur mondial de vin en valeur, "le recrachage est un geste banal", assure Olivier Thiénot, car ils peuvent lever le coude jusqu'à une centaine de fois par jour.
L'ÉTIQUETTE AVANT LA DÉGUSTATION?
Les associations de consommateurs, se plaignent d'ailleurs régulièrement de l'absence de clarté des étiquettes de vin, l'un des seuls produits alimentaires qui ne dévoile pas ses ingrédients.
Le secteur vinicole est passé maître dans la création d'un vocabulaire très imagé emprunté à la palette de la haute parfumerie pour décrire les sensations que captent les papilles. Mais ce vocabulaire, s'il fait rêver avec ses arômes de chèvrefeuille ou de fruits rouges, ses notes épicées, boisées ou de "pain brûlé", ne remplace pas une liste d'ingrédients sur une étiquette, insistent les associations de consommateurs.
Le lobby Vin et Société, se dit aussi prêt à répondre à cette demande d'étiquetage clair. "Le texte est prêt, il a été élaboré par l'Organisation internationale du vin (OIV) et prévoit un marquage des calories et des ingrédients, du sucre à la gomme de cellulose, pour gagner en transparence", assure Joël Forgeau, vigneron à Mouzillon près de Nantes, et président de Vin et Société.
Pour Olivier Thiénot, un marquage aussi précis ne pourra toutefois jamais remplacer une dégustation, car le vin n'est pas un produit industriel standardisé, estime-t-il. "Son goût vient de la parcelle, du sol, de la météo, de l'assemblage, du savoir-faire, et de tant d'autres choses. Un QR code donnant une liste d'ingrédients ne suffira pas."
Même analyse pour le sommelier Pierre-Jules Peyrat, qui n'hésite pas à organiser des soirées de "recrachage" avec des clubs de dégustation pour jauger des vins et décider de leur avenir "sans être trop perturbé par l'effet de l'alcool".
Lors d'"une grosse soirée, on a recraché 24 bouteilles à neuf personnes. On n'aurait pas pu les boire en les digérant, bien sûr".
UNE EAU DE VIE ANTI GASPI
Pour confirmer que le fait de recracher n'est pas du gaspillage, une distillerie a lancé l'eau de vie "Embrassez des inconnus" produites à partir… de crachoirs de vin et fonds de verre. Baptiste François de Valence suit ainsi les traces de Peter Bignell, distillateur australien spécialisé dans l’anti-gaspi et les circuits courts.
A partir de 500 litres de liquides récupérés, il a réalisé 100 bouteilles d'une eau de vie dont le goût d’après lui se situera entre une grapa et une fine.