À Luxembourg-Ville, quatre locataires, des femmes âgées de 66 à 92 ans, doivent "déguerpir" d'un immeuble. Un terrible choc pour Jacqueline, qui vivait là depuis près de 50 ans, et pour sa voisine Tekla qui doit, elle, plier bagage avant le 31 janvier.
Déménager est toujours une épreuve. Ça l'est déjà lorsqu'on est jeune et bien entouré. Mais Jacqueline, elle, a 92 ans. Sans enfants ni proches parents, elle doit gérer seule un déménagement forcé qu'elle vit comme "le pire choc" de toute sa vie. Cette Belge a pourtant un caractère bien trempé.
Cela fait près d'un demi-siècle qu'elle vit dans un appartement situé dans le quartier de Merl, à Luxembourg-Ville. "C'est plus qu'un immeuble, c'est un village. On était quatre locataires, toutes des femmes, et on se connaissait très bien ! On jouait aux cartes ensemble, on se rendait des petits services, on se déguisait pour Halloween... On n'était pas des voisines, mais des amies" soupire-t-elle.
À la fin octobre dernier, Jacqueline a reçu une lettre de résiliation du contrat de bail, lui notifiant que son contrat viendra à expiration en mai prochain. Soit près de six mois de préavis avant l'expulsion (le terme usuel au Luxembourg étant une "procédure de déguerpissement").
Une échéance plus généreuse que pour sa voisine du dessus, Tekla, qui réside dans cet immeuble depuis 6 ans, et qui a jusqu'à ce 31 janvier pour faire ses bagages, soit trois mois de préavis. Un délai "bien trop court" pour rebondir, s'inquiète cette islando-américaine de 66 ans. "Je ne peux pas retrouver un logement au Luxembourg en trois mois, c'est presque impossible !"

"Je ne peux pas retrouver un logement au Luxembourg en trois mois, c'est presque impossible !" angoisse Tekla.
"Je pleure tout le temps, c'est très angoissant" nous confie-t-elle. "Je suis une travailleuse indépendante, je suis coiffeuse à domicile, et je fais aussi des petits jobs pour survivre, babysitting, dogsitting, etc. Je travaille dur pour gagner environ le salaire minimum." Tekla sait qu'elle a peu d'atouts pour convaincre l'impitoyable marché immobilier de la capitale. Elle ajoute, amère : "Je ne comprends pas comment il peut être si facile pour les propriétaires au Luxembourg d'expulser les gens, pour des raisons de prétendues rénovations".
D'importants travaux de rénovation qui rendent toute habitation "impossible"
Dans son courrier adressé aux locataires, la propriétaire de l'immeuble justifie cette résiliation des contrats de bail par des "motifs graves et légitimes", à savoir des "travaux de rénovation d'une telle envergure que toute habitation durant ces travaux devient impossible". Soit, entre autres, "l'assainissement des canalisations de l'immeuble, le renouvellement de l'installation électrique, un nouveau système de chauffage, l'installation d'une nouvelle cuisine équipée et d'une salle de bain"... Un gros chantier, qui devrait probablement permettre à cette propriétaire d'augmenter significativement les loyers.
Jacqueline admet volontiers qu'elle a été, toute ces années, privilégiée. Son appartement est, sous bien des aspects, une rareté à Luxembourg : près de 140 m2, trois chambres, un vaste séjour très lumineux... pour un loyer très en dessous de la moyenne (lire à la fin de l'article). "Je suis consciente que le loyer était assez bon marché. Mais il suffisait de nous dire qu'ils allaient nous augmenter. Nous étions prêtes à payer le double" clame la nonagénaire.
Jacqueline affirme d'ailleurs avoir effectué, à sa charge, de nombreux travaux qui sont normalement du ressort du propriétaire : "porte d'entrée blindée, double vitrage dans le séjour, volets électriques, automatisation de la porte de garage... J'ai encore toutes les factures !".
Tekla, elle, vit dans un appartement tout aussi spacieux mais moins rénové, avec notamment des fenêtres en simple vitrage dans le séjour. Une isolation bien maigre, comme nous avons pu le constater : la sensation de froid était omniprésente, malgré le chauffage.
Jacqueline : "Je dois attendre que des personnes décèdent pour pouvoir entrer dans une maison de retraite"
Les deux autres locataires, âgées de 84 et 86 ans, ont, elles, réussies à se reloger ailleurs, expliquent Jacqueline et Tekla. Les deux voisines, restées seules dans l'immeuble, se serrent donc les coudes : elles ont cherché de l'aide, contacté un avocat pour tenter de plaider leur cause, mais rien ne semble pouvoir s'opposer à cette expulsion.
La dernière fois que nous avons contacté Tekla, le 23 janvier, elle n'avait toujours pas trouvé de solution pour se reloger. "Je ne sais pas du tout où j'habiterai dans une semaine" s'inquiète-elle.

Jacqueline, qui a perdu son compagnon et n'a pas d'enfants, redoute de quitter cet immeuble et ses "voisines" qui étaient devenues des amies.
De son côté, Jacqueline, en désespoir de cause, s'est renseignée pour rejoindre une maison de retraite. Un crève-cœur pour cette femme encore très vive et autonome. Hélas, même trouver une place dans une maison de retraite est une épreuve : "Je suis sur liste d'attente. Je n'ose pas le dire, mais il faut que j'attende que deux personnes décèdent pour avoir une place". Et ce, avant la mi-mai prochain, dernier délai, sans quoi Jacqueline n'ose imaginer ce qu'elle va devenir.
"Il est évident que ces deux dames ne pourront retrouver un logement équivalent à Luxembourg"
Nous avons contacté le mandataire qui gère ces appartements pour le compte de la propriétaire de l'immeuble. Dans sa réponse communiquée par courrier, ce mandataire rappelle tout d'abord que "La situation des deux locataires n’est pas comparable". Jacqueline habite dans cet appartement "de 137,67 m2 depuis 1976, avec un loyer actuel très réduit d’environ 1 200 €", tandis que Tekla, pour un appartement de même surface, a "un loyer de moins de 1.000 euros". Et d'ajouter : "Ces deux loyers sont effectivement très réduits, et il est évident que ces deux dames ne pourront retrouver un logement équivalent à Luxembourg. Nous espérons qu’elles ont su apprécier à sa juste valeur l’effort consenti par le propriétaire pendant toutes ces années."
Le mandataire mentionne ensuite les "difficultés actuelles sur le marché locatif, dont nous ne sommes pas responsables. Cependant, il est important de noter que la situation est encore plus dramatique pour des couples avec enfants. La hausse des loyers est principalement liée à une forte demande, à la crise immobilière et aux taux d’intérêt élevés, qui ont considérablement ralenti les nouvelles constructions."
Et de rappeler l'importance de répondre aux exigences environnementales, ce qui passe par la "rénovation énergétique des immeubles, afin de limiter la consommation et le gaspillage d’énergie." C'est pourquoi "Une rénovation complète de l’immeuble, après 50 ans d’existence, est devenue incontournable. Cette décision nous oblige à demander aux locataires de quitter les lieux, tout en veillant à ce que leur départ se fasse dans des conditions les plus favorables possibles."