Groupes d'enfants surchargés, employés sous pression, méthodes de management pas très "Montessori", frontaliers discriminés par rapport aux Luxembourgeois... Les rumeurs courent au sein du groupe de crèches "L'enfant Roi". D'anciens et actuels employés émettent de graves allégations contre la direction, qui répond.

Fin janvier, une pétition publique sur le site Mesopinions.com au sein de l'entreprise qui détient 12 crèches Montessori privées au Luxembourg, avait fait de fortes vagues. Intitulée "Des Salarié(e)s à bout", elle a généré 882 signatures et 156 commentaires.

Dans les commentaires de la pétition, on retrouve les histoires de personnes qui disent avoir travaillé pour le groupe "L'enfant Roi" ou qui y travaillent encore. Ils y font mention de salaires impayés, licenciements abusifs, manque de personnel chronique et même des pressions sur des éducatrices enceintes. Certains reprochent au fonctionnement de la crèche de n'avoir rien à voir avec Montessori, qui, rappelons-le, est une méthode pédagogique qui prône la bienveillance et l'autonomisation de l'enfant. Il y aurait en effet trop d'enfants pour trop peu de personnel. De mauvaises conditions, un important turnover, certains cas de burnout et certains parlent même d'esclavage moderne.

Vérifier l'authenticité des témoignages se trouvant dans les commentaires de la pétition n'est pas évident. Nous sommes donc partis à la recherche de personnes qui pourraient nous faire part de leur expérience dans l'entreprise.

Peu après la mise en ligne de notre appel à témoins sur les réseaux sociaux, le téléphone de la rédaction a commencé à sonner et les mails ont afflué. Nous avons parlé avec chacun d'entre eux; seules deux femmes étaient prêtes à nous fournir des documents comme preuves. Nous n'avons gardé que leurs témoignages pour cet article. Nous connaissons leur identité, mais elles ont souhaité rester anonymes dans cet article.

"C'EST UNE FATIGUE DONT ON NE SE DÉBARRASSE PAS EN 10 HEURES DE SOMMEIL"

Lucienne Schmit* a travaillé de 2017 à 2021 dans le groupe de crèches privé, groupe que fréquentent actuellement 1.093 enfants et où 330 personnes sont employées. D'abord éducatrice, elle est ensuite promue "principale". Rosalie Weber* est employée dans le groupe depuis un peu moins d'un an, et a entre-temps remis sa démission. (*les deux noms ont été modifiés par la rédaction)

Les deux femmes font état de groupes d'enfants systématiquement trop grands. Des groupes de 16 enfants de moins de deux ans ne seraient pas des cas isolés à "L'enfant Roi", confie Rosalie Weber. Or, cela va à l'encontre de l'agrément ministériel, qui cadre entre autres le nombre maximal d'enfants dans les groupes en fonction de leur âge. Cet agrément prévoit que pour la catégorie d'âge des moins de deux ans, il peut y avoir maximum 12 enfants par groupe. 

"Ce n'est pas que les enfants vont mal, mais on ne peut s'en occuper correctement et ils ne sont pas encadrés comme ils devraient l'être." À titre d'exemple, Rosalie Weber prend la pause déjeuner: Après la pause, les couches de 16 enfants doivent être changées, ce pourquoi seules 30 minutes sont prévues, ce qui ne laisserait donc que deux minutes par enfant.

La pression subie par les employés est énorme: "Le matin, nous ne nous demandons plus "Qu'est-ce que t'as fait hier après le travail?", mais plutôt "As-tu pleuré après le travail hier?"". Une situation qui aurait aussi un grand impact sur leur vie privée -  après leur journée de travail, il leur reste peu d'énergie pour s'atteler à des loisirs ou aux tâches ménagères. "On est souvent tellement épuisés, et c'est une fatigue dont on ne se débarrasse pas en 10 heures de sommeil", nous confie Rosalie Weber.

RTL

© Domingos Oliveira / RTL

Selon Lucienne Schmit, le problème des trop grands groupes est non seulement connu, mais des façons "créatives" de le contourner sont cherchées. Elle explique qu'une fois, un groupe comptait 36 enfants de trois à quatre ans. Pour légitimer cette situation, les mètres carrés d'une autre pièce ont été inclus dans le calcul, une pièce qui pourtant n'a pas été utilisée. La direction serait au courant du nombre trop important d'enfants sur les listes. Pour le masquer, photos et noms des enfants auraient disparus de leurs casiers afin d'éviter que la situation ne se remarque de l'extérieur.

"Je sais que certaines crèches ont un très gros turnover", nous a confié Rosalie Weber, qui a elle-même résilié son contrat. Avec le temps, la pression était devenue trop forte. "Depuis que j'y travaille, il y a sans cesse des annonces d'emploi en ligne, mais en même temps, une nouvelle crèche ouvre à Howald. Je pense que ce serait mieux de déjà se concentrer sur les crèches qui existent et qu'il y ait assez de personnel."

Lucienne Schmit nous raconte aussi qu'il y a eu beaucoup d'arrêts maladies à cause de surmenage et de fatigue. Quant à la direction, elle punirait l'absentéisme. Rosalie Schmit nous explique en effet que les congés maladies étaient inclus dans leurs évaluations, et qu'elle-même s'était déjà vu retirer des jours de congé à cause de ses congés maladies. Lucienne Schmit aussi, nous a relaté que des salaires payés en retard et jours de congé retirés étaient utilisés comme moyens de pression: "Lorsque j'ai déposé ma démission, j'ai dû attendre des semaines avant de recevoir ma paye."

En effet, nous avons des documents qui nous montrent que le terme vaguement défini d'"absentéisme" était inclus dans pas moins de sept des 14 critères d'évaluation des éducateurs, et avait ainsi un impact sur les primes. Dans la version actuelle des critères d'évaluation du directeur général Guillaume Godard, la mention d'"absentéisme" a cependant disparu.

Selon Rosalie Weber, la direction profite du fait que de nombreux frontaliers travaillent dans leurs crèches, frontaliers qui ne s'y connaîtraient pas trop en droit du travail luxembourgeois. Les deux femmes ont indépendamment raconté, que les Luxembourgeois étaient d'office payés plus que les frontaliers détenteurs du même diplôme. Lucienne Schmit parle de 200 euros net de plus sur la paye: "Ils le justifient par l'argument: Nous avons aussi besoin de Luxembourgeois dans les crèches, sinon les Luxembourgeois ne nous confierons pas leurs enfants."

UNE "CHASSE AUX SORCIÈRES" APRÈS LA PÉTITION ?

"Lorsque j'ai lu les témoignages des filles, j'ai pleuré", a raconté Lucienne Schmit à propos du moment où elle a lu les commentaires de ses anciennes collègues de travail sous la pétition. Peu de choses auraient néanmoins changé dans l'entreprise depuis la pétition, selon Rosalie Weber, qui y est toujours active. La situation du personnel serait toujours la même.

Mais après la pétition, une sorte de "chasse aux sorcières" aurait démarré - tout le monde tentait de découvrir qui l'avait lancée. "Certaines personnes ont été menacées et on leur a demandé de commencer à chercher un nouveau travail", se souvient Rosalie Weber. Le seul signal positif jusqu'à présent: après la pétition, une délégation du personnel aurait été créée dans laquelle chaque crèche aurait un représentant.

Au sujet des accusations à l'encontre du groupe "L'enfant Roi", notamment concernant des retentions de salaires et des primes non payées, l'Inspection du travail et des mines (ITM) a déclaré, suite à notre demande, qu'elle ne commentait pas de dossiers individuels.

LE DIRECTEUR GÉNÉRAL CONTESTE LES ACCUSATIONS 

Le directeur général de "L'enfant Roi", Guillaume Godard, a pris position face aux accusations issues de nos témoignages de la pétition. Il ne sait pas d'où a émergé la pétition et ne peut pas non plus émettre de suppositions, a-t-il ainsi déclaré. Mais la direction serait prête à se remettre en question.

Selon lui, après la publication de la pétition, ils ont organisé une réunion avec les représentants du personnel des différents services, afin d'aborder les soucis. Une série de propositions en seraient ressortie, propositions sur lesquelles ils auraient travaillé. Il a également affirmé que ce type de format allait être maintenu et renouvelé. Il n'a "pas connaissance" d'une quelconque "chasse aux sorcières" survenue après publication de la pétition.

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© Domingos Oliveira / RTL

Selon Guillaume Godard, il n'y a pas non plus eu de manque de personnel. Ils n'auraient jamais été en sous-effectif, et avec un ratio de soins d'environ 1:4, ils se trouveraient au-dessus des standards minimums du ministère. S'il devait y avoir un manque en raison d'un congé maladie, ils ont plein de possibilités de remplacer ce personnel, notamment avec des équipes volantes, nous a-t-il expliqué. Ils seraient conformes à tout niveau avec l'agrément ministériel.

Le directeur général affirme également qu'ils n'auraient pas plus de problèmes d'absentéisme que d'autres entreprises dans la branche. Quant à l'absentéisme dans les critères d'évaluation, Guillaume Godard a admis que cette méthode avait été employée par le passé afin de baisser son taux.

Concernant les discriminations envers les frontaliers, le directeur général de "L'enfant Roi" explique que c'est le marché qui établit ici les règles du jeu. L'agrément ministériel prévoit que les trois langues officielles doivent pouvoir être parlées dans une crèche, et en ce qui concerne les Luxembourgeois, ils doivent pouvoir faire face au niveau des salaires des crèches de l'État, a-t-il ainsi déclaré.

Le directeur général Guillaume Godard paraîtra par ailleurs jeudi prochain avec "L'enfant Roi S.À.R.L." et avec "Groupe L'Enfant Roi S.A." devant le tribunal. Lui sont reprochés dans ce cadre des abus de biens sociaux et du travail au noir. 

LE MINISTÈRE PREND LES ACCUSATIONS "TRÈS AU SÉRIEUX"

Suite à notre demande, le ministère de l'Éducation a expliqué qu'il n'y avait pas eu de doléances à ce sujet avant la publication de la pétition. Le ministère prend néanmoins la situation très au sérieux. Ils auraient pris contact avec le gestionnaire concerné afin d'analyser la situation. 

Le ministère peut mener des inspections non annoncées à tout moment, afin de contrôler si les conditions de l'agrément sont respectées. Si l'inspection constate des manquements, le ministère peut ordonner que ces manquements soient résolus par une mise en conformité. Dans le pire des cas, la structure peut également se voir retirer l'agrément. Le service en charge assure le suivi de toutes les réclamations envoyées à la cellule plainte.

Nos témoignages anonymes aussi bien que le directeur général du groupe nous ont confirmé que des employés du ministère étaient présents ces dernières semaines, afin de vérifier le respect de l'agrément ministériel. Tandis que Guillaume Godard souligne que ces visites étaient non annoncées, Rosalie Weber tout comme Lucienne Schmit affirment qu'ils étaient toujours spécialement préparés pour l'occasion. "En interne, nous nous sommes souvent demandés: "Qui connaissent-ils au ministère, pour que ça passe toujours?"", questionne Lucienne Schmit.