
© Fabien Muller
L’aventure de Fabien Muller à la Harvard Divinity School a commencé comme un conte de fées, elle pourrait tourner au cauchemar depuis la décision de l'administration Trump d'interdire l'inscription de milliers d'étudiants étrangers dans la prestigieuse université.
C’est peu de dire que Fabien Muller s’est distingué dans le monde de la philosophie. Le natif de Belvaux a pu intégrer en 2023 la prestigieuse Divinity School de Harvard après un parcours sans faute, passé notamment par Louvain-la-Neuve en Belgique où il obtient un master en philosophie et où on lui décerne le Prix Mercier le 13 février 2024.
Mais l’heure n’est pas aux réjouissances. Celui qui travaille actuellement comme chercheur dit "postdoctoral" en philosophie de la religion et philosophie ancienne est directement menacé par la décision du Department of Homeland Security (DHS). Même si un tribunal américain l’a bloquée temporairement jusqu’au 29 mai, elle implique que l'université, située en banlieue de Boston, ne pourra plus accueillir d'étudiants étrangers. Et ceux qui sont présents sur le campus pourraient devoir quitter les Etats-Unis dès la remise des diplômes, prévue la semaine prochaine.
“Les médias européens se concentrent sur la situation des étudiants internationaux, nous a confié Fabien Muller. Or, le problème est beaucoup plus vaste. Les mesures du DHS affectent non seulement les étudiants, mais toutes les personnes dont le séjour à Harvard dépend d’un visa dit F ou J, qui sont des visas de recherches et d’études. Cela concerne : les doctorantes et doctorants, postdocs, chercheuses affiliées et chercheurs affiliés, chargées et chargés de cours, professeures et professeurs en visite, adjointes et adjoints, et de nombreuses autres catégories. Un grand nombre de scientifiques se sont implantés aux États-Unis en abandonnant une certaine stabilité dans leur pays d’origine, avec des grands risques pour leurs carrière, vie et famille. Ce sont des scientifiques brillants travaillant dans la médecine, le droit, les langues, la politique, les sciences humaines, dépendant d’un salaire qui répond tout juste au coût de la vie, et qui risquent de se retrouver dans un vide abrupt, voire contraints à une fin de carrière. Pis encore, il y a des personnes vulnérables, par exemple en situation de réfugiés politiques, qui risquent de faire face à des dangers très concrets dans leur pays d’origine. La vie des scientifiques, qui sont déjà fragilisés par la précarité du milieu universitaire au niveau mondial, est en suspens. Que la situation se débloque début juin ou que le blocage continue, les conséquences sont déjà réelles.”

© Fabien Muller
Fabien Muller est censé terminer sa deuxième année à Harvard en juillet mais sera peut-être contraint de quitter l’université américaine plus tôt. Lui a la chance d’avoir trouvé un poste plus stable dans une université en Europe, mais ses collègues internationaux sont dans un état d’anxiété total : “C’est inouï, et cause un niveau de stress au-delà de ce que l’on pourrait exiger de qui que ce soit dans une situation aussi fragile que celle d’universitaires internationaux.”
“Aux États-Unis, nous ne sommes qu’au début d’un renversement progressif dont les conséquences impacteront le monde entier”
D'après le site internet de l'université, classée parmi les meilleures au monde et qui a produit 162 prix Nobel, l'établissement accueille cette année quelque 6.700 étudiants internationaux, soit 27% de ses effectifs.
“En Europe, nous avons tendance à considérer la liberté et l’autonomie scientifiques comme un acquis inaliénable, poursuit le philosophe, protégé par un système légal basé sur un idéal d’État de droit, par des sources de financement publiques et par la liberté d’expression. La situation de Harvard montre qu’en réalité, le monde universitaire – qui est censé constituer le garant d’objectivité et d’esprit critique dans la société – est d’une fragilité extrême. Il suffit qu’une partie de la population attise des sentiments d’anti-intellectualisme et s’attache à des idées reçues sans fondement dans la réalité, telles que le ‘wokisme’, pour que ce monde soit en danger. Aux États-Unis, nous ne sommes qu’au début d’un renversement progressif dont les conséquences impacteront le monde entier.”
Le président républicain accuse les universités privées les plus prestigieuses, notamment Harvard et Columbia, d'avoir laissé prospérer l'antisémitisme et de n'avoir pas protégé suffisamment les étudiants juifs pendant les manifestations contre la guerre d'Israël à Gaza, lancée après les attaques du mouvement islamiste palestinien Hamas le 7 octobre 2023. Harvard a affirmé ces dernières semaines avoir pris des mesures pour s'assurer que les étudiants et le personnel juifs ou israéliens ne se sentent ni exclus, ni intimidés sur le campus, et refuse de renoncer à sa liberté académique.
Pour Fabien Muller, cette agression contre le savoir n’a pas commencé hier : “À la suite du Covid et des vagues d’inflation, le monde académique avait déjà subi des conséquences néfastes, et des universités et collèges ont commencé à supprimer des départements, voire à se dissoudre totalement. Pour endiguer des phénomènes similaires en Europe – s’il n’est déjà trop tard –, il faudra protéger et rendre visible la vocation des universités, qui n’est justement pas 'd'endoctriner’ les étudiantes et étudiants, mais de créer un milieu intellectuel qui puisse servir, d’un côté, de rempart contre les atteintes à l’intégrité politique et légale et au progrès scientifique, et d’un autre côté, d’instrument d’éducation et de formation.”
De son côté, le président de Harvard, Alan Garber a répliqué vendredi dans un communiqué, condamnant “ces mesures illégales et injustifiées",. Celui-ci précise que cette décision "met en péril le futur de milliers d'étudiants" de l'université et sert "d'avertissement" à ceux qui avaient choisi les États-Unis pour étudier et "réaliser leurs rêves".
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