Les territoires frontaliers sont de plus en plus "métropolisés" par un Luxembourg incapable de loger une bonne partie de sa main-d'oeuvre. Un modèle d'autant plus fragile qu'il est déséquilibré, plaide une association.

"Le déficit de création de logements au Luxembourg est une «fabrique à frontaliers» depuis plus de 30 ans" écrit l'association Au-delà des frontières (ADF).

C'est un fait : le Luxembourg n'est pas autosuffisant en matière de logement. Il est obligé de se reposer sur les villes et villages des pays voisins pour y loger une part croissante de sa main-d'œuvre (dont de plus en plus de Luxembourgeois).

Or, rappelle ADF, une association qui regroupe des (ex-) élus de Lorraine ainsi que divers citoyens, "l’augmentation des besoins en main-d’œuvre du Luxembourg a pu être satisfait en particulier grâce à la très forte augmentation du nombre de frontaliers venant de France. Aucun autre territoire n’a fourni un tel contingent." Donc "Depuis les années 2013-2014 c’est bien la France qui compense, à travers les frontaliers de toutes nationalités qui y logent, les difficultés du Luxembourg, de l’Allemagne et de la Belgique à héberger les cohortes de travailleurs dont les entreprises luxembourgeoises ont besoin."

Autrement dit, "le logement transfrontalier a toujours comblé une partie du déficit de production de logements au Luxembourg."

Les frontaliers coûtent cher aux territoires "métropolisés"

Les territoires frontaliers français constituent donc "la principale variable d’ajustement" des besoins de croissance du Luxembourg.

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Quelques chiffres sur les travailleurs frontaliers, dans le dernier bilan du Statec. / © Statec

Mais est-ce forcément une aubaine pour ces territoires d'être "métropolisés" par le Luxembourg? La réponse est tout sauf évidente. Le sujet fait souvent grincer des dents de part et d'autre de la frontière. ADF, de son côté, suit la ligne bien connue de son président, Dominique Gros (ex-maire de Metz) : le Luxembourg y trouverait son compte tout en laissant aux pays voisins le soin d'assumer les charges liées à ce déferlement de nouveaux résidents (financement d'infrastructures scolaires, sanitaires, investissements dans la mobilité et le logement, etc.) : "Plus le déficit de production de logements au Luxembourg s’accroît, plus il y a de frontaliers, et plus le Luxembourg perçoit une proportion importante des richesses produites par les frontaliers tout en augmentant les transferts de charges vers les territoires frontaliers" peut-on lire dans leur communiqué. ADF avance plusieurs chiffres, dont ceux-ci :

  • En 1995, il y avait 27,6 % de frontaliers pour 196.500 emplois.
  • En 2023, il y avait 47 % de frontaliers pour 483 200 emplois.

Donc depuis 1995 "le nombre de frontaliers a été multiplié par 3,2 (+173 000) et le nombre d’emplois par 1,46 (+286 700). Autrement dit à taux constants, les bases des recettes sur les impôts des entreprises et des frontaliers ont été multipliées par 1,46 quand le transfert de charges vers les territoires frontaliers a été multiplié par 3,2." Ainsi, depuis 30 ans, le Luxembourg "a non seulement pu bénéficier de ce transfert de charges mais a pu éviter d’augmenter d’autant sa propre prise en charge".

Jusqu'à 20.000 nouveaux emplois par an : où loger tous ces actifs ?

Or " cette explosion du nombre de frontaliers depuis la France devrait alerter le Luxembourg sur son équilibre global" prévient encore ADF.

"Il est vrai que depuis 30 ans les besoins en main-d’œuvre du Luxembourg ont toujours été satisfaits au fil de l’eau". Une forme de répartition spontanée s’est mise en place, "à moitié résidents et à moitié frontaliers, eux-mêmes pour moitié frontaliers français et pour moitié frontaliers belges et allemands". Mais, poursuit ADF, cette répartition n’aurait jamais été le résultat d’une "stratégie logement" concertée au service de la croissance économique du Luxembourg, les lois de l’offre et de la demande suffisant jusqu’à présent à répondre aux besoins.

La question est donc jusqu'à quand. ADF cite la Fondation IDEA, qui dans une étude publiée en 2022 a élaboré un scénario de croissance prévoyant pour 2030 "un Luxembourg à 760.000 habitants (…) requérant 620.000 emplois dont 290.000 travailleurs non résidents (...)".

Selon les perspectives de croissance, IDEA prévoit donc qu'il faudra créer en moyenne de 12.000 à 20.000 emplois par an. Dans ce contexte exponentiel des besoins, "il aurait fallu mettre en place une stratégie d’accueil concertée transfrontalière notamment à travers un accompagnement des territoires frontaliers".

Faisant remarquer que l’ensemble des actifs résidents au Luxembourg n'ont contribué qu’à hauteur de 44 % dans la prise d’emplois dans ce pays, ADF constate donc que les "56 % qui manquent sont actuellement confiés aux aléas des possibilités des territoires voisins".

Rétrocession fiscale : le choix "piégeux" du Luxembourg ?

Évidemment, beaucoup se réjouissent, dans ces territoires frontaliers, de la manne économique que représente le Grand-Duché. ADF admet qu'"on peut comprendre également que les territoires frontaliers, en particulier belges et français, sidérés par la soudaineté des crises de la mine et de la sidérurgie, se soient félicités de l’aubaine qu’a pu représenter le Luxembourg grâce à la réactivité et l’intelligence collective de cette nation."

Le prix de cette reconnaissance, poursuit le communiqué, "a été l’acceptation de l’absence de compensation du Luxembourg pour accompagner la prise en charge des populations frontalières. Mais on constate que ce modèle de développement est trop aléatoire pour garantir une croissance sur le long terme."

Malgré les appels d'élus qui demandent des millions au Luxembourg, le Luxembourg continue de fermer la porte à toute rétrocession fiscale envers la France. On se souvient de la petite phrase de Xavier Bettel, prononcée en 2018 en marge d'une la visite d'État du Grand-Duc en France: "Je n’ai pas envie de payer la décoration de Noël d’un maire".

Rappelons pourtant que le Luxembourg reverse chaque année aux communes frontalières belges une compensation fiscale pour ses quelque 50.000 travailleurs frontaliers qui se monte à plus de 45 millions d’euros depuis 2021. Rappelons aussi qu'une rétrocession existe entre la Suisse et la France. En 2023, le canton de Genève a reversé à la France une partie des impôts qu’il prélève sur les salaires des frontaliers, soit 352 millions de francs suisses.

L'association ADF enfonce le clou: "Contrairement au Grand Genève qui a choisi d’investir la globalité transfrontalière de l’espace qu’il métropolise et de s’impliquer dans les politiques publiques parce qu’il y transfère des moyens financiers, le Luxembourg a choisi de ne pas s’y investir… et de s’interdire d’y regarder de plus près. Ce choix s’avère aujourd’hui piégeux : regarder de plus près c’est prendre le risque d’être interpellé et de devoir s’impliquer; ne pas regarder c’est prendre le risque de ne plus avoir un accès aussi facile à 60% de sa main d’œuvre productive. Mais s’impliquer à partir de 2024, c’est obtenir des résultats au-delà de 2030. Le temps presse" conclut-elle.