
Une rencontre littéraire inédite entre l'historienne Sonja Kmec et l'écrivaine française Laure Gauthier se déroulera ce 10 juillet au LUGA Lab à Luxembourg-Pfaffenthal sur le thème de la Mélusine.
Sonja Kmec est professeur à l’institut d’Histoire de l’Université de Luxembourg. Elle a étudié la légende de Mélusine dans son essai “Le miroir éclaté – Essai sur la recherche mélusinienne”.

Sonja Kmec / © Privat
L’écrivaine Laure Gauthier a fait de la Mélusine le personnage principal de son roman “mélusine reloaded” (éditions Corti, 2024).

Laure Gauthier / © Eléonore Wallet
La fée Mélusine et la ville de Luxembourg ont des liens très étroits. Mais Mélusine est aussi une européenne de la première heure!
Sonja Kmec, d'où vient la légende de Mélusine et comment est-elle arrivée au Luxembourg ?
Sonja Kmec: C'est une légende qu'on retrouve dans différentes versions à travers l'Europe. Celle qui a un lien avec le Luxembourg a été mise par écrit à la fin du 14e siècle par Jean d’Arras pour le duc de Berry, sa sœur et son cousin, qui étaient les petits-enfants de Jean l'Aveugle. Il fait de Mélusine, une créature légendaire du Poitou, une ancêtre de la maison de Luxembourg. Mais au Luxembourg même il y a peu de traces avant le 19e siècle, où un récit folklorique, qui fait de Mélusine une sorte de mythe d'origine, en lien avec le comte Sigefroid, est publié.
L'image de la Mélusine a bien changé au cours des siècles. Comment cette image a-t-elle évoluée et est-ce que cette évolution se poursuit toujours?
Sonja Kmec: La Mélusine poitevine était une fée puissante, qui défrichait et bâtissait, une châtelaine chrétienne malgré sa malédiction, qui la transformait en créature anguipède tous les samedis. Cette ambivalence fonctionnait au Moyen Âge, mais à l’époque de guerres de religion et des procès des sorcelleries, elle prit des traits de plus en plus sinistres. Or, sous l’impulsion du courant romantique du 19e siècle elle perdit son aura menaçante peu à peu, et devint une mascotte nationale au 20e siècle, sexualisée mais inoffensive. En parallèle le "cri de la Mélusine" devint un topos littéraire et tout un symbole pour des féministes, qui se reconnaissaient dans son altérité et son besoin d’avoir une "chambre à soi", comme le formulait Virginia Woolf, donc d’avoir une indépendance financière et un espace personnel, tant physique que symbolique, pour s'épanouir pleinement.

L'essai de Sonja Kmec, "Le miroir éclaté - Essai sur la recherche mélusinienne" a été publié dans ce livre, paru aux éditions Schortgen. / © éditions Schortgen
D’où vient l’intérêt que vous portez à la légende de Mélusine?
Sonja Kmec: Je l’ai rencontrée lors de mes recherches sur la construction nationale au Luxembourg, où mes collègues médiévistes, Michel Margue et Pit Péporté, ont disséqué ce récit fabuleux. La plasticité de ce récit à travers les siècles m’a fasciné et ses avatars ne cessent de se multiplier, du plésiosaure Microcleidus melusinae au supercomputer Meluxina – Mélusine est de tous les âges.
Laure Gauthier: J’ai commencé vers 2018 à m’intéresser à un autre serpent, le serpent blanc, une légende chinoise (...) J’ai commencé à lire beaucoup sur les serpents fabuleux d’Orient et d’Occident et tout naturellement à approfondir mes lectures sur la fée Mélusine, à lire Coudrette et Jean d’Arras et leur Mélusine respective. J’avais envie d’écrire un conte, genre hybride, traversant les frontières à l’heure où les grands récits nationaux affleurent. (...) La figure de Mélusine, généreuse, courageuse, bâtisseuse, pugnace, m’intéressait particulièrement à la fois car il est rare qu’une femme ait été doté de ces qualités dans l’histoire. Par ailleurs, sa folie constructive me semblait un très beau postulat dans une époque défaitiste et sombre.

"mélusine reloaded" le roman de Laure Gauthier, est une lecture amusante et inquiétante à la fois. A lire absolument!
Laure Gauthier, dans votre roman "mélusine reloaded", vous situez l’histoire dans un monde futur qui n’est pas trop loin du nôtre. Ce monde est caractérisé par une situation écologique désastreuse, des inégalités sociales énormes, et, en même temps, des stratégies qui permettent aux habitants de faire semblant de ne pas le remarquer. Ils préfèrent vivre dans un monde digital qui est devenu une réalité parallèle. Le tourisme est devenu une forme extrême de surtourisme (et abordable seulement pour une classe privilégiée), et la littérature ne subsiste plus que sous forme de livres qui sont exposés dans les vitrines, mais jamais lus. Dans ce monde qui semble sans espoir, arrive Mélusine. Pourra-t-elle faire renaître l’espoir ?
Laure Gauthier: Mélusine n’est pas postulée comme une fée parfaite et surpuissante : elle est présentée comme ayant des limites, des failles, des faiblesses, (...) Elle a la force des fragiles et construit donc une force non héroïque et empathique. Tout l’enjeu est bien cela : faire renaître l’espoir. De ne pas sombrer dans la dystopie totale, ni dans l’utopie absolue, mais chercher des tensions. C’est à l’image du dernier chapitre « une idylle partielle » : même si nous devions tout perdre et disparaître, il faudrait faire au mieux possible et le plus possible pour améliorer la situation au présent. (...) Mélusine, dans le livre, propose une succession de petites réformes, repense les espaces, le temps, la politique etc. J’ai écrit ce livre en me disant qu’il ne fallait pas attendre la table rase que feraient les fascistes ni la guerre, ni l’extinction de la planète, mais tenter de faire le plus possible et donner aux lecteur.ices à faire l’expérience de ces lentes transformations possibles.

© éditions Corti
TT (touristes traversants) DSCO (décharges solides à ciel ouvert) VOG (voix off généralisée) ou encore PLA (poètes lyriques archaïques), les acronymes abondent dans votre livre! Ils rappellent à la fois le langage des textos et un certain jargon administratif qui le plus souvent cache une réalité atroce derrière un euphémisme. En même temps, il y a indéniablement un élément humoristique. Comment avez-vous conçu cet usage d’acronymes?
Laure Gauthier: Il me fallait trouver un moyen sensible de donner à ressentir que la langue est dévastée par le néo-libéralisme, qu’elle est atrophiée, et donner à ressentir le danger que représente une langue qui ne devient plus que fonctionnelle. J’ai toujours souffert de l’”acronymisation” de la langue. Dans des soirées avec des ami.es de métiers différents, plus personnes ne se comprend, les termes liés à l’enseignement, la médecine, l’enfance, la psychologie : tout se réduit sous des abréviations et cela est le reflet d’une deshumanisation et aussi d’une bascule possible vers des totalitarismes. (...) Aucun métier ne comprend les termes de l’autre. Par ailleurs, on peut couper plus facilement les budgets de l’ASE que ceux de l’aide sociale à l’enfance : les abréviations détruisent ausi le lien à ce que la langue exprime et c’est un danger. La langue singulière est le bien le plus précieux que l’être humain ait et partage. Au fil du livre, Mélusine réduit la portée des acronymes, la langue devient plus vivante, poétique. Néanmoins, comme je ne voulais pas sombrer dans la mélancolie et le noir, j’ai vu aussi la portée drôle de ces acronymes, comme le FUC, le Front Unitaire du Cotentin, dans un chapitre pourtant très sombre. Ces moments drôles rendent le reste supportable, comme l’humour souvent sauve dans les situations difficiles. Cela déplace le regard et crée des respirations, permet de rire du pire et donc de le dépasser.
Laure Gauthier, l’humour est omniprésent dans votre roman. Par exemple, à un moment donné, Mélusine impose un genre de « digital detox », limitant l’usage de selfies. Une phrase comme « Faire l’expérience de trois repas non-photographiés était une épreuve jugée insurmontable » nous fait rire, mais elle pourrait également faire pleurer. Quelle importance attachez-vous à l’humour et comment l’utilisez-vous?
Laure Gauthier: Oui, comme pour les acronymes, je montre les tensions entre le tragique et le comique dans chaque situation, je cherche à montrer combien la vie comme la langue est mobile, toujours dans une indécision et l’humour permet de remettre en circulation ces possibles. A la fois, cela dédramatise le pire, permet de ne pas sombrer. Nous sommes dans une époque quasi science-fictionnelle dans la politique internationale et dans le naufrage écologique. Il est dur de traverser des livres qui écrivent noir sur noir. L’humour vient dé-jouer le pire, vient remettre l’espoir en circulation.
Mélusines: conversation et lecture avec Laure Gauthier et Sonja Kmec
Informations pratiques:
Jeudi 10 juillet 2025 à 18h30
Luga Lab, Parc Odendahl, Pfaffenthal
En français
Plus d'informations sur le site de l'institut Pierre Werner
Dësen Event ass organiséiert vum Institut Pierre Werner a Kooperatioun mat LUGA - Luxembourg Urban Garden an der Ënnerstëtzung vum Institut français du Luxembourg a CID | Fraen an Gender.