L'unique fabricant de cannes pour aveugles en France est en Grande Région. La production des Ateliers des Eaux Bleues, basés à Liverdun près de Nancy, s'exporte dans toute l'Europe. Les cannes sont fabriquées par des travailleurs handicapés eux-mêmes déficients visuels, en quête d'autonomie et d'inclusion. Immersion dans un lieu surprenant.
Dans l'atelier, les mains des opérateurs s'activent. Les gestes se répètent. Mesurer, usiner, emboutir… les différentes pièces présentes sur les postes de travail sont finalement assemblées avec dextérité pour fabriquer l'objet de toutes ces attentions : une canne blanche.
Pour le confort des personnes atteintes de cécité, chaque détail compte dans la réalisation de ces cannes destinées à faciliter leurs déplacements quotidiens. Nicolas, Bertrand, Olivier, les deux Christophe, Ludivine, Noël, Charles et Julien, qui les fabriquent avec application, sont pleinement conscients de cette spécificité. Comme leurs clients, ils sont atteints de déficience visuelle.
UNIQUE EN FRANCE
Proche de Nancy, sur la commune de Liverdun, l'Établissement et Service d’Aide par le Travail (ESAT) Atelier des Eaux Bleues se niche au cœur du domaine du même nom. "On accueille ici 45 travailleurs handicapés qui, pour 95% d'entre eux, ont la particularité d'avoir une déficience visuelle.", détaille Raphaël Leclercq, le dynamique directeur de l'établissement.
Dans les textes, les ESAT "sont des établissements médico-sociaux […]. Ils offrent aux personnes handicapées des activités diverses à caractère professionnel et un soutien médico-social et éducatif en vue de favoriser leur épanouissement personnel et social." Et l'objectif? Célia Di Guisto, l'une des quatorze salariés du site, répond spontanément: "Permettre l'inclusion." La coordinatrice éducatif ajoute qu'il est également primordial "que les travailleurs se sentent utiles et une partie intégrante de la société."
Celui de Liverdun est installé dans cette boucle de la Moselle depuis 1993 par la fondation Nicolas Gridel. Dominé par Le Château de la Garenne, bâtisse Art Déco de l'école de Nancy, ancienne propriété de la riche famille Corbin, son parc offre un cadre agréable et calme. Une impression trompeuse, car l'activité est partout ; dans les serres consacrées à l'horticulture, les 2,8 hectares de terre pour le maraîchage bio ou le bâtiment qui abrite les différents ateliers.
Dans cet édifice se trouve la production la plus surprenante. On arrive alors dans un lieu unique. Passer des racks où s'alignent les cannes en attente d'expédition, des travailleurs concentrés sont penchés sur des établis patinés. "C'est un atelier assez spécifique en France parce qu'on est les seuls fabricants de cannes blanches pour aveugles.", explique avec une pointe de fierté Raphaël.

Dans leur atelier, Christophe, Bertrand, Olivier et leurs collègues s'appliquent à la fabrication des différentes pièces. / © Maxime Gonzales / RTL
DES CANNES INNOVANTES
"La fondation a créé il y a 25 ans un partenariat avec des Québécois qui nous ont transmis leurs savoir-faire.", raconte Raphaël, "On est partis de petites étapes au début pour finalement faire complètement la canne blanche ici." Une maîtrise totale de la chaîne de production qui fait aujourd'hui la fierté de Nicolas Duchene, l'un des travailleurs.
Le jeune homme décrit: "Ici, c'est très varié au niveau des postes. Il y a de l'usinage des tubes, avec des presses canadiennes. Les poignées, les intermédiaires, tout est fabriqué ici. Nous fabriquons aussi, sur des tours à commandes numériques, nous-mêmes nos embouts." S'il préfère l'usinage, la dextérité dont Nicolas fait preuve pour sélectionner les pièces, les préparer et monter une canne sur mesure en quelques minutes dénote sa maîtrise exhaustive du processus.

Nicolas sélectionne les différents éléments avant de monter une canne blanche sur-mesure. / © Maxime Gonzales / RTL
Cette polyvalence, Nicolas en fait aussi une force. "Je peux apporter mes compétences aux autres pour les aider à progresser, évoluer et à pouvoir se débrouiller en autonomie." Tout faire sur place a un autre intérêt pour Raphaël, "Les cannes sont un produit sur lequel ont fait beaucoup de recherches et de développements."
Il prend l'exemple des embouts: "La partie qui va toucher le sol, ce qui va permettre de répercuter l'information du sol à votre main, là il y a pas mal de choses qui se font autour de cet embout. Il va y en avoir des plus rigides, des plus ou moins roulants, lourds, qui vont avoir des formes différentes selon ce que souhaite l'utilisateur."
Les 4.000 cannes produites chaque année sont assemblées "sur mesure" pour répondre au besoin de chaque client. Des innovations auxquelles les travailleurs, aussi utilisateurs, contribuent beaucoup. Ils soumettent les problèmes qu'ils rencontrent pour y trouver des solutions et rapportent leurs expériences.
"C'EST MON GUIDE"
Le testeur désigné au sein de l'établissement, c'est Dimitri. S'il préfère œuvrer à l'atelier de vannerie plutôt que faire des cannes blanches, ses collègues font appel à lui pour éprouver leurs produits. Tout en laissant ses doigts plier du jonc pour faire un panier, il sourit et explique, "Je suis le testeur officiel, car je marche énormément et je fais beaucoup d'activités avec ma fille."
"On fait des choses diversifiées, sur des terrains variés, comme à la piscine ou sur l'herbe", complète-t-il. Des crashs-tests indispensables, notamment pour éprouver les différents embouts, "Il est important de tester pour les camarades si l'embout fonctionne bien, s'il est bien conçu." Un soin pour l'usager qui lui tient à cœur. Atteint d'une cécité dégénérative, Dimitri confie: "Ma canne, c'est mon guide. Elle fait partie de moi." Il conclut: "C'est important que ce soit un objet bien conçu, pratique et solide, car utilisé régulièrement."
Ce lien entre fabricants et usagés participe à la conception du produit. Les encadrants y voient aussi une prolongation de leurs missions. "On cherche à alléger de plus en plus les cannes" prend pour exemple Célia. "Quand tu tiens ta canne à bout de bras toute la journée, chaque gramme compte." Pour soulager le handicap, les détails sont essentiels.
Les cannes sont aussi pensées pour offrir le plus d'autonomie possible. "Tous les embouts sont modulables sur tous les types de cannes et surtout, l'échange peut être fait par la personne.", illustre la jeune femme. "Certains modèles permettent aussi que les utilisateurs puissent changer l'élastique et ainsi être plus autonomes pour la maintenance.", ajoute Célia. Un détail qui permet d'améliorer la durabilité du produit.
JUSQU'AU LUXEMBOURG
La qualité de la production de l'ESAT Atelier des Eaux Bleues lui donne une reconnaissance en Europe. L'atelier exporte sa production en Belgique, Suisse, Allemagne, Irlande… et même à destination de particuliers luxembourgeois.
Des pistes pour un partenariat avec une structure du Grand-Duché sont même évoquées par Raphaël Leclercq. "On est en train de travailler avec un atelier protégé pour essayer de monter un partenariat. On espère que ça donne quelque chose et qu'on puisse à la fois revendre nos cannes par ce biais-là et puis, pourquoi pas, qu'il y ait des cannes qui se fabriquent au Luxembourg."
Le développement de l'activité est primordial pour l'ESAT, "L'atelier représente à lui seul 40% de notre chiffre d'affaires" explique le directeur. Les bénéfices dégagés servent aux financements des projets et missions que doit remplir l'établissement. C'est un enjeu important face à la stagnation des dotations de l'État français, malgré l'augmentation des coûts, et pour financer les exigences que se fixe l'équipe dans l'accompagnement de ses travailleurs. Aussi, une façon d'obtenir et garder le maximum d'autonomie.
Pour ses 30 ans, L'ESAT Atelier Eaux Bleues organise des portes ouvertes les 6 et 7 mai 2023. Une opportunité de découvrir les lieux, les différentes activités réalisées sur place comme le cannage - paillage ou la vannerie. Paniers, luminaires… et de nombreuses variétés de plantes seront en vente à cette occasion.