La mendicité à Luxembourg-Ville, c'était "mieux" avant ? Tout dépend jusqu'où on est prêt à remonter le temps. Car à une époque pas si lointaine, la pauvreté extrême prenait un autre visage: celui des enfants exploités de la plus abjecte des manières. Une mendicité juvénile qui ne serait pas totalement révolue, vient d'insinuer la bourgmestre de la capitale.

Il faut "trouver le moyen d’empêcher la mendicité autrement que par la coercition. L’interdiction de mendier ne fait pas disparaître la misère; elle empêche qu’elle se produise publiquement".

Ce plaidoyer semble d'actualité. Pourtant, il a été imprimé dans le quotidien "l’Indépendance luxembourgeoise"* le 11 février 1885. Comme quoi, le débat sur la répression de la mendicité ne date pas d'hier...

Mais ce débat a refait surface, en mars dernier, lorsque la ville de Luxembourg a pris la décision d'interdire la mendicité dans plusieurs quartiers entre 7h et 22h. Une mesure qui, selon la majorité communale (DP-CSV), "vise la mendicité organisée et pas les simples mendiants". Une mesure "anti-pauvre", a rétorqué la présidente de la Stëmm vun der Strooss. Finalement, la ministre Taina Bofferding a tranché en annulant cette mesure, au motif que la mendicité "simple" ne représentait pas un danger pour la population. Mais l'affaire n'est pas terminée: la bourgmestre de Luxembourg, Lydie Polfer, a demandé un recours contre la décision ministérielle.

Bref, ce sujet épineux prend de l'ampleur. Certes, la mendicité à Luxembourg-Ville quitte parfois le terrain de la charité pour s'aventurer sur celui de la délinquance. Agressions, vols, dégradations, exploitation de la misère humaine... Des commerçants en témoignaient auprès de RTL, la mendicité génère son lot de désagréments, et ce serait de pire en pire, disent certains. Vraiment ? N'a-t-on pas connu pire, avant ?

Des enfants initiés très tôt à la "pire des professions"

Car à la fin du 19ème siècle, la mendicité était déjà considérée comme "un véritable fléau". "Aussi l’a-t-on interdite dans presque tous les pays, mais cette interdiction n’est qu’illusoire. On continue à mendier" à Luxembourg, peut-on lire dans un article de l'Indépendance Luxembourgeoise daté du 11 avril 1890.

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Un cliché de la capitale en 1890. / © Auteur inconnu / Photothèque de la ville de Luxembourg

"S’il n’y avait que des infirmes et des vieillards, incapables de gagner leur vie, qui mendient, on n’aurait guère à redire à cette tolérance illégale, mais malheureusement la mendicité est aujourd’hui devenue un art. On recourt à tous les moyens pour attendrir le public, pour lui soutirer la monnaie. Certes, nous ne sommes pas encore arrivés aussi loin qu’on l’est à Paris et dans les grandes villes, mais le progrès se fera et il s’est déjà fait en partie". Là encore, ce discours alarmiste semble ne pas avoir pris une ride...

Mais l'article décrit ensuite une forme de mendicité généralisée bien pire que celle pratiquée aujourd'hui: celle des enfants. "Au Conseil communal, on a demandé que la police surveillât les exploitants de ces enfants qui visitent les débits de boissons pour y vendre des fleurs. En général, il ne serait pas inutile de surveiller plus rigoureusement les mendiants et les vagabonds, surtout quand il s’agit d’enfants. Ceux-ci ne sont que trop tôt initiés à ce métier dégradant, et, si l’on n’y met bon ordre, ils deviendront des mendiants de profession, la pire des professions."

Vendeurs de fleurs, musiciens, ramasseurs de cigares... et bien pire

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"Cosette", fusain sur toile, peint par Michel Sinner en 1863. Personnage des "Misérables" de Victor Hugo paru 1862, Cosette a inspiré nombre d’artistes du 19e siècle, dont le Luxembourgeois Michel Sinner (1826-1882) qui fit personnellement la connaissance de Victor Hugo exilé pour un temps au Luxembourg. Cosette est une enfant illégitime exploitée pendant sa jeunesse par des parents adoptifs cupides, avant que l’ancien bagnard Valjean ne la prenne sous son aile. Elle symbolise le destin de nombreux orphelins du 19e siècle. La version peinture du même motif se trouve à Echternach. / © Les deux Musées de la Ville de Luxembourg

Afin d'appuyer son propos, l'auteur nous invite à regarder ce qui se fait dans une autre capitale, Paris. Le constat est glaçant: "L’enfant est ce qui excite le plus la pitié de l’âme charitable. Il se fait, en conséquent, à Paris, un très grand commerce d’enfants, non vendus, mais loués à la journée ou à la nuit. Si l’enfant est d’âge à marcher, on l’envoie dans les lieux fréquentés, boulevards, places publiques, porches d’églises, et, le soir venu, il doit rapporter une somme d’aumônerie suffisante. Malheur au pauvre petit être s’il n’a pas atteint le chiffre indiqué; il est roué de coups."

Des enfants mendiants qui peuvent être classés en quatre catégories:

  • 1. "Les fillettes de 8 à 11 ans qui, une petite corbeille garnie de fleurs à la main, circulent sur les trottoirs du boulevard"
  • 2. "Celles qui, munies d’un instrument de musique, violon ou harpe, vont le soir, de 9 à 2 heures du matin, jouer dans les brasseries servies par des femmes. Pendant le jour, elles répètent sous la direction d’un professeur spécial, les morceaux qu’elles iront faire entendre le soir"
  • 3."Les petits garçons de six à huit ans, dont la spécialité est de ramasser dans les rues les bouts de cigare. Le travail, pour ceux-ci, dure de cinq à neuf heures du soir. Aussitôt ceux-ci rentrés, on se met à la besogne et, des bouts de cigare déchiquetés, on fait du tabac que l’on met ensuite en paquets. Cette occupation conduit jusqu’à deux heures du matin, heure à laquelle reviennent les fillettes des deux premières catégories";
  • 4. "Enfin, il y a les enfants en maillot. Ceux-là se louent pour être portés dans les églises, dans les passages, dans les magasins de nouveautés. Quelque temps qu’il fasse, quelque heure qu’il soit, endormis ou non, on les expose aux yeux des passants, malgré le froid, la pluie et le vent."

En 1889 à Paris, on aurait comptabilisé ainsi plus de 3.000 enfants loués, au prix d'un franc la journée pour l'enfant en maillot, cinq francs pour les petites marchandes de fleurs et les musiciennes. L'article évoque aussi "la mortalité de ces nourrissons exposés à toutes les intempéries des saisons", et "l’immoralité à laquelle s’habituent les fillettes qui souvent abandonnent leur éventaire ou leur violon pour aller gagner un argent qu’elles ne devront ni à la musique, ni au commerce des fleurs". Comprenez à la prostitution.

La mendicité et l'exploitation sexuelle de mineurs, une monstruosité qui n'aurait pas disparu au Luxembourg ?

RTL

Des musiciens ambulants à Luxembourg en 1895 / © Musée de la ville de Luxembourg / Photothèque

Est-ce que la mendicité enfantine atteignait de pareilles extrémités au Grand-Duché ? L'article ne le dit pas. Mais ce qui est certain, c'est qu'elle était bien présente, et qu'elle agaçait des résidents de Luxembourg-Ville.

En témoigne cet autre extrait datant du 1er juillet 1889: "Le public commence à se plaindre amèrement des obsessions de petits vendeurs et de petites vendeuses de bouquets de roses qui courent les rues et les cafés de 10 heures du matin à minuit. C’est de la mendicité pure et simple. Ces jeunes enfants de 4 à 10 ans, sont surveillés par un gamin de 15 ans, qui stationne devant les cafés, en attendant leur sortie. Quand ils n’ont rien vendu, ils sont rossés d’importance; sur la Place d’Armes, on a vu une femme battre brutalement son enfant qui n’avait pas écoulé un nombre suffisant de ces bouquets. Ne serait-il pas temps de mettre un terme à cette exploitation de petits enfants?"
Une exploitation qui, hélas, continue de traverser les époques... Si on revient à une époque plus contemporaine, on peut lire dans le Land daté du 25 décembre 1959 ce billet déplorant qu'au Luxembourg, "nos médecins-inspecteurs et assistantes sociales découvrent chaque semaine des cas d'enfants en danger moral, malheureux, exposés à la mendicité, à la prostitution, au vagabondage, à la délinquance".

Sans minimiser la misère qui gangrène aujourd'hui la capitale, on ne peut que se réjouir que celle des enfants ne court plus les rues. La généralisation de la scolarité obligatoire et l'expansion économique y sont certainement pour beaucoup. Mais le risque n'a pas disparu. Lydie Polfer a d'ailleurs insinué que les enfants mendiants seraient de retour. Dénonçant un "vrai marché" organisé de traite d'êtres humains, la bourgmestre affirme qu'"On a même vu des enfants dans la rue" ces derniers temps.

À ce trafic sans frontières de la misère humaine s'ajoute la problématique, locale, de la pauvreté, qui frappe toujours davantage de familles dans le riche Luxembourg, et par ricochet, toujours plus d'enfants. Quant à la pédocriminalité et l'exploitation sexuelle de mineurs, il serait naïf de les croire disparues, comme le rapportait l’ONG ECPAT Luxembourg dans une enquête nationale, où il est notamment fait état de "quelques cas d’exploitation sexuelle des enfants à des fins de prostitution rapportés par des professionnels de la protection de l’enfance qui sont de nature anecdotique".

Qui sait quels drames se perpétuent encore, derrière des murs de la capitale, à l'abri des regards ?

À lire également, les deux autres épisodes de l'"histoire décalée":
-Le jour où un petit Luxembourgeois est devenu un grand Légionnaire
-Le jour où Asselborn a dit "merde" à Salvini

*L’éditeur Jean Joris publie le 1er octobre 1871 le premier numéro du quotidien "l’Indépendance luxembourgeoise". Ce journal en langue française va paraître jusqu’au 31 décembre 1934.